En signe de soutien à la nouvelle Syrie, après la chute du régime de Bachar el-Assad au terme de 13 ans de guerre dévastatrice, l’Œuvre d’Orient, une institution caritative présente dans le pays depuis 170 ans, a organisé, vendredi à Damas, une conférence de presse pour faire le point sur la situation et recueillir le ressenti des chrétiens de Syrie. Ces derniers oscillent entre inquiétude et soulagement, incertains quant au sentiment auquel se fier.
Présentée par Vincent Gelot, représentant de l’Œuvre d’Orient en Syrie et au Liban, la conférence a accueilli successivement Mgr Jacques Mourad, archevêque syriaque catholique de Homs, Hama et Nebek, Sœur Jihane, membre des Sœurs de Besançon et directrice de la plus grande école chrétienne de Damas, ainsi que Salim Safir, directeur d’une société à vocation sociale fondée par l’Œuvre d’Orient en Syrie.
À l’approche de Damas par les troupes de Hay’at Tahrir al-Cham (HTC), un vent de panique a soufflé. Tout semblait aller si vite. Abou Mohammad al-Joulani, le leader de ces forces, avait-il réellement rompu, comme il l’affirmait, avec la nébuleuse islamiste? L’État islamique, qui fait partie de la coalition en progression, allait-il imposer la terreur à la population comme dans la plaine de Ninive, en Irak, en août 2014? Fallait-il fuir vers Wadi el-Nassara, région à majorité orthodoxe proche de la frontière libanaise?
Cependant, les promesses et déclarations du leader de la coalition, Ahmad al-Chareh, alias Abou Mohammad al-Joulani, lui-même Syrien, ont apaisé les esprits dès la prise d’Alep. Aux chrétiens, minorité réduite aujourd’hui à une ultra-minorité (environ un demi-million sur une population de 25 millions), il a promis que leurs libertés religieuses ne seraient pas menacées et que la citoyenneté primerait sur l’appartenance religieuse. Selon ses déclarations, les chrétiens seraient “des Syriens comme les autres”. Ces propos marquent une rupture avec la politique de “l’alliance des minorités” défendue par le régime précédent, qui faisait des chrétiens une “minorité protégée” face à la menace sunnite.
Ces paroles semblent avoir convaincu Mgr Jacques Mourad, qui connaît de première main l’État islamique, ayant été otage de ce groupe pendant cinq mois en 2015. Il était également un ami de Paolo Dall’Oglio, prêtre jésuite disparu en juillet 2013 à Raqqa, probablement exécuté et considéré comme un “martyr d’une Syrie réconciliée”.
Membre de la communauté Mar Moussa, fondée par le Père Dall’Oglio, l’archevêque, qui a déjà déclaré à la presse que “les Syriens goûtent pour la première fois à la liberté”, a choisi de faire confiance. Lors de la conférence, il a rectifié le chiffre d’un demi-million de victimes avancé par Vincent Gelot dans sa présentation, estimant qu’il ne reflétait pas la réalité des milliers de prisonniers politiques et de citoyens disparus dans le système carcéral machiavélique mis en place par Bachar el-Assad, un système reposant sur un réseau de délation inextricable. Selon lui, “beaucoup plus” de morts doivent être pris en compte, en citant les registres des prisons syriennes.
Partisan inconditionnel du dialogue, Mgr Mourad défend l’idée d’une “révolution du regard” pour que les chrétiens de Syrie voient l’homme derrière le combattant et dépassent les préjugés liés aux apparences hirsutes de ceux qui arpentent la place des Omeyyades, vêtus de treillis et portant des kalachnikovs.
“Il y a un travail à faire pour libérer notre regard. Il faut guérir notre mémoire”, affirme-t-il. “Aidons ce nouvel État, même s’il se revendique musulman. Ne nous arrêtons pas à l’apparence des combattants armés et hirsutes. N’ayons pas peur, faisons confiance à la Providence de Dieu. Les chefs de cet État ont été clairs: les chrétiens font partie du peuple syrien comme les autres. Nous ne sommes pas une minorité distincte. Nous sommes appelés à prendre nos responsabilités dans la direction de ce pays.”
“C’est un long travail, mais il nous faut l’accomplir. Nous sommes appelés à reconstruire la Syrie, plutôt que de prendre le chemin de l’exil”, insiste-t-il.
Lors de la séquence de questions-réponses qui a suivi la conférence, Mgr Mourad s’est élevé contre le projet prêté au ministre de la Justice du gouvernement provisoire, visant à faire de la Charia islamique la source des institutions. Il a précisé l’avoir fait savoir à l’entrée de Hay’at Tahrir al-Cham à Homs, à l’actuel ministre de la Justice du gouvernement provisoire, Chadi el-Waisi, auparavant membre d’une structure gouvernementale de la région d’Idleb.
“Nous n’avons pas de place dans cette structure, ai-je précisé. On ne peut pas remplacer le Palais de Justice par la Charia.”
“Il m’a bien écouté”, a ajouté Mgr Jacques Mourad.
Le gouvernement de transition devrait rester en fonction jusqu’au 1er mars 2025, en principe, bien que certains estiment que le temps nécessaire pour rédiger une nouvelle Constitution sera plus long.
Mgr Mourad s’est également élevé avec véhémence contre l’idée que les chrétiens aient “besoin d’être protégés par une puissance extérieure”, comme le suggérait un journaliste. Il a aussi demandé la levée des sanctions américaines et internationales contre la Syrie, affirmant que “ces sanctions n’ont pas affecté la classe dirigeante, mais ont réduit le peuple à la misère”.
Sortir de la pauvreté
La sortie de la pauvreté a été l’un des thèmes abordés par Sœur Jihane, directrice de la plus grande école chrétienne de Damas, Al-Riyaha (1.300 élèves), détruite pendant la guerre.
Relativement jeune, la religieuse a précisé: “Oui à l’espoir, mais il faut rester réaliste.” Elle a enchaîné en soulignant les énormes difficultés économiques auxquelles se heurtent les familles, dont 95% vivent sous le seuil de pauvreté. Elle a rappelé que le salaire d’un mois suffit à peine pour acheter une bonbonne de gaz domestique, ce que les directeurs des centres sociaux “Hope Center”, fondés par l’Œuvre d’Orient à Alep et Damas, ont confirmé.
Pour illustrer le civisme, la communauté a pris l’initiative de mettre de l’ordre dans les poubelles qui s’amoncelaient dans la rue, a précisé Sœur Jihane.
Elle a confié à ses auditeurs et aux journalistes présents les doutes qui ont assiégé sa petite communauté de cinq religieuses lors de l’avancée des troupes du HTC, ainsi que la décision héroïque de rester malgré la peur. “La première réaction a été de fuir. Mais après avoir prié et réfléchi, chaque sœur étant libre de décider, nous avons choisi de rester proches de notre peuple”, a-t-elle expliqué, ajoutant: “Nous avons ainsi pu rassurer les gens autour de nous. Notre vocation est d’être des prophètes de la paix et d’accueillir tout le monde dans la dignité.”
“Nous devons éduquer à la fraternité et à l’amour, pour éviter que les crimes de l’ancien régime ne se répètent. Pour cela, il nous faut réinventer un langage et rétablir de nouveaux rapports humains.”
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