Syrie: Après l'euphorie, place à l'inquiétude
Une affiche de l'ancien président Bachar el-Assad piétinée par les passants dans le quartier de Qaymarriya, vieux Damas. ©Elie Ziadé / Ici Beyrouth

La chute de Bachar el-Assad a surpris tout le monde. Personne, ou presque, ne s'y attendait. Elle a néanmoins été accueillie avec joie. Les scènes de liesse à travers la Syrie, mais aussi dans les pays qui accueillent des millions de ressortissants et de réfugiés syriens, ainsi que la joie partagée par d'autres peuples – notamment au Liban – témoignent de la dureté du joug qu'Assad a imposé à son peuple pendant un demi-siècle.


Un commerçant septuagénaire du souk d'al-Hamidiyé savourant la victoire des rebelles, le 11 décembre 2024. © Fadi Chaanine/Ici Beyrouth

La libération de Damas, dimanche dernier, par les forces rebelles islamistes de Hay’at Tahrir al-Cham (HTC) et de l’Armée nationale syrienne (ANS), soutenues par la Turquie, ainsi que par des groupes armés du sud, a été saluée par la population damascène: rassemblements spontanés à travers la ville, distribution de dattes et de fleurs par les habitants aux combattants armés déambulant dans les rues, fusils en bandoulière, prise de photos avec les combattants… À première vue, tout semble indiquer que la situation ne peut que s’améliorer après des décennies de tyrannie.



Une étudiante damascène distribue des dattes en remerciement aux combattants rebelles. En arrière-plan, un jeune Syrien se prend en photo, une Kalachnikov à la main, Place des Omeyyades, Damas, le 12 décembre 2024. © Elie Ziadé/Ici Beyrouth

Depuis le lancement de l’opération militaire d'HTC et de l’ANS dans la région d’Alep, tous les regards sont tournés vers Ahmad el-Charaa, mieux connu sous le nom d’Abou Mohammad al-Joulani, et surtout vers sa communication politique: est-elle sincère ou opportuniste? Passé par les rangs d'Al-Qaïda et les geôles américaines en Irak, al-Joulani suscite la controverse. Certains observateurs affirment que HTC n’est plus un groupe jihadiste et que sa transition au fil des années en fait un groupe rebelle insurgé contre un régime autocratique, n'ayant plus d’intérêt pour le jihad international. D’autres, en revanche, sont plus pessimistes et assurent que le groupe reste fondamentalement radical dans sa vision de l’islam.

Une inconnue qui nourrit la peur et l’inquiétude d’une population syrienne qui commence à peine à émerger d’un demi-siècle d’autocratie.

Les conséquences de 54 ans de tyrannie

Bien qu’officiellement laïque, le régime baasiste des Assad a utilisé le communautarisme pour affirmer son pouvoir et son emprise sur la population syrienne. Au micro d’Ici Beyrouth, le Père Siraj Dib, prêtre maronite de l'archevêché de Damas depuis 14 ans, explique que le régime “a inculqué la peur de l’autre” pendant des décennies. Se présentant comme le protecteur des minorités face “aux extrémistes”, Hafez el-Assad, puis son fils Bachar, ont dressé des barrières entre les communautés, notamment entre les sunnites d’une part, et les autres minorités – alaouites, chiites et chrétiens – de l’autre.


Le Père Siraj Dib, prêtre maronite de l'archevêché de Damas, au micro d'Ici Beyrouth, le 11 décembre 2024, au siège de l'archevêché maronite. © Fadi Chaanine/Ici Beyrouth 

Même son de cloche de l’archevêque syriaque-catholique de Homs et ancien moine de Mar Moussa, Jacques Mourad: “Pendant cinquante ans, nous avons vécu sous des théories horribles de ghetto et de minorités, ou encore sous l'idée que les musulmans allaient nous tuer et nous chasser, théories qui étaient le produit du régime.”


L’archevêque syriaque-catholique de Homs et ancien moine de Mar Moussa, au micro d'Ici Beyrouth, le 13 décembre 2024, dans un centre d’étude financé par L’Œuvre d’Orient. © Fadi Chaanine/Ici Beyrouth

Par ailleurs, à la veille de sa chute, le régime a distribué des armes à certains quartiers où les minorités, notamment les alaouites, sont majoritaires, les incitant ainsi à assurer leur propre sécurité. Dans certaines localités périphériques non conquises par les rebelles et délaissées par les troupes officielles, les habitants ont formé des milices d’autodéfense et de surveillance de quartier.

Dans un café de Bab Touma, quartier chrétien de Damas, un quinquagénaire originaire d'un village près de Homs nous confie qu'il hésite à émigrer. “Nous n’avons pas combattu aux côtés d’Assad et des milices iraniennes. Mais qui nous dit que les sunnites ne se vengeront pas en nous expulsant de chez nous ou en nous traitant comme des citoyens de seconde zone?”

Une peur de l'autre alimentée pendant un demi-siècle, et qui s’est intensifiée au cours des 13 dernières années.

La peur d’un islam conservateur

Même si les prises de position publiques d’al-Joulani semblent de nature à rassurer les différentes communautés syriennes, notamment les minorités religieuses dans un pays où 90% de la population est sunnite, sur le terrain, il suffit de se promener dans les rues de Damas et de discuter avec les habitants et les combattants pour comprendre l’origine de cette inquiétude.


Un officier de HTC à la Grande mosquée des Omeyyades, le 11 décembre 2024. © Elie Ziadé/Ici Beyrouth

Si la pilosité du visage n’est pas toujours un signe d’appartenance idéologique, la longue barbe et l’absence de moustache – caractéristiques d’une pratique salafiste de l’islam – chez la plupart des hommes en treillis qui déambulent dans les rues n’apaisent pas les esprits.

À l’entrée de la Grande mosquée des Omeyyades, des “moudjahidines” – terme qu’ils revendiquent fièrement – scrutent la tenue des femmes et les contraignent à se couvrir entièrement avec une abaya ou un niqab, même si elles portent déjà le voile. Par ailleurs, les femmes venues du nord de la Syrie, accompagnées de leurs maris, contrastent avec celles qui circulent, voilées ou non.

Durant les différentes conversations qu’Ici Beyrouth a eues avec les combattants, les propos tenus sont assez catégoriques: “C’est l’islam qui a vaincu”, “La Syrie est un pays pour tous les musulmans libres qui souhaitent s’y installer”,
Nous n’avons pas besoin d’une nouvelle Constitution, la Charia existe déjà”, “Nous avons vécu pendant 1.400 ans sans problème avec les dhimmis”, « Tu es du Liban?! Inch'Allah mon frère, nous serons bientôt tous unis, car nous formons tous, avec l’Irak et la Palestine, un seul peuple”…


Un combattant du HTC en treillis, originaire du Caucase, filme une vidéo de propagande dans la Grande mosquée des Omeyyades à Damas, le 11 décembre 2024. © Elie Ziadé/Ici Beyrouth

Ces déclarations et ces comportements montrent que, même si le leadership est sincère dans sa volonté de créer un État où la citoyenneté syrienne sera plus importante que la religion, la base populaire de ses factions venues du nord n'acceptera pas nécessairement un islam modéré.

D’Alep à Damas, en passant par Homs et le Liban, tous les Syriens, même sunnites, avec qui Ici Beyrouth a pu s’entretenir, sont catégoriques: rien ne peut être pire que la barbarie du clan Assad, mais aurons-nous un régime qui nous garantira nos libertés ou finirons-nous comme les Turcs, avec un état officiellement laïque, mais fondamentalement islamisé?

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