L’ultime voyage de Romain Gary: retrouver Roman Kacew
"Romain Gary ou la promesse du crépuscule" de Mona Azzam. ©Mare Nostrum

Mona Azzam nous propose, avec Romain Gary ou la promesse du crépuscule, une expérience littéraire singulière. Plus qu’une biographie romancée ou une simple fiction, c’est une exploration introspective, un voyage au cœur des méandres de l’identité multiple. L’année choisie, 1978, à l’ombre du suicide imminent de Romain Gary, et le lieu, Vilnius, sa ville natale, ne sont pas anodins. Ils créent un espace-temps saturé de mémoire, un théâtre où les fantômes du passé se matérialisent, prennent corps et voix. S’aventurer dans les dédales de la psyché d’un auteur aussi protéiforme que Romain Gary relève d’une audace certaine, et Mona Azzam l’embrasse avec finesse et nuance, résistant à la tentation de figer l’écrivain dans une vérité monolithique. Elle explore, au contraire, les contradictions, les paradoxes qui ont forgé sa personnalité et son œuvre.

Dès les premières pages, la construction narrative nous happe. Fragmentée, éclatée, elle fait écho à l’esprit kaléidoscopique de Gary. Les chapitres, brefs, fulgurants, comme des éclairs de mémoire, tissent une toile complexe où le présent du voyage à Vilnius s’entremêle aux réminiscences d’un passé multiforme. Tel un spectateur assistant à un montage cinématographique rapide, le lecteur est pris dans le flux des pensées de Romain Gary, submergé par les vagues du temps et les courants contraires de ses identités changeantes. Cependant, ces fragments narratifs ne sont pas dispersés au hasard. Ils convergent, s’attirent, se repoussent, créant une tension dynamique qui finit par dessiner un portrait complexe et nuance de l’écrivain. C’est dans cette tension même, entre les éclats de vérité biographique et les inventions de la fiction, que Mona Azzam parvient à cerner au plus près la vérité profonde de Romain Gary. Cette fragmentation délibérée transcende le simple procédé stylistique, elle devient le reflet même de la difficulté à saisir une personnalité aussi insaisissable, un homme qui s’est construit dans le jeu constant avec les masques, avec la fiction. Il y a là, incontestablement, un écho à la théorie rhizomique de Deleuze et Guattari, qui prône une pensée en mouvement, en constante métamorphose, refusant toute structure figée et hiérarchique. L’identité de Gary, tel un rhizome, s’étend, se propage à l’infini, défiant toute tentative de classification, d’enfermement.

Vilnius, plus qu’un décor, est un acteur à part entière. Ville-fantôme, porteuse des échos d’un passé révolu, elle devient un miroir déformant où les souvenirs d’enfance, parfois embellis par le temps, se confrontent à la réalité d’une ville transformée par l’histoire, lourde du poids du régime soviétique. Ce contraste n’est pas seulement géographique ou historique, il est aussi intérieur, psychologique. La Vilnius que Gary redécouvre adulte n’est pas celle qu’il a quittée enfant. Les rues, les bâtiments, les odeurs mêmes ont changé. Mais ce qui a surtout changé, c’est son regard. Le regard émerveillé de l’enfant a cédé la place au regard plus lucide, plus mélancolique, de l’homme mûr, conscient de la fuite irrémédiable du temps. Mona Azzam explore avec subtilité ce décalage entre la mémoire et la réalité, entre l’image idéalisée du passé et la désillusion du présent.  Ce contraste entre la lumière des réminiscences et l’atmosphère pesante du présent instaure un climat d’étrangeté, de malaise. « L’ Unheimlich » freudien trouve ici toute sa résonance : le familier devient étrange, le foyer perdu se transforme en terre inconnue. Vilnius incarne à la fois l’attachement aux origines et le déracinement de l’exil, le poids du souvenir et le vertige de l’oubli. La ville devient le symbole même de cette déchirure identitaire qui traverse l’œuvre et la vie de Gary.

Impossible d’évoquer Romain Gary sans convoquer la figure omnipotente de sa mère, Mina. Absente physiquement, elle est pourtant partout, voix intérieure qui guide, qui incite, qui réprimande. Mona Azzam explore avec justesse les ambiguïtés de cette relation fusionnelle, cette symbiose mère-fils qui nourrit l’œuvre de Gary tout en la hantant de son ombre. L’amour maternel, source de vie et d’inspiration, devient aussi une prison, un poids écrasant. La promesse de gloire faite à sa mère se transforme en une injonction implacable qui conduit Gary à construire sa vie comme une fiction, à incarner les héros que sa mère a imaginés pour lui. Le retour à Vilnius, dans cette perspective, prend une nouvelle dimension. Est-ce une tentative de se libérer de ce poids, de se réapproprier son destin ?

Ce retour est aussi une confrontation avec le thème de l’exil, consubstantiel à l’œuvre de Gary. Exil géographique, d’abord, celui du déracinement de l’enfance, de Vilnius à Nice, puis à Paris et au monde entier. Mais aussi, et surtout, l’exil intérieur, cette errance perpétuelle à la recherche d’une identité stable, entre les différents masques que Gary endosse. Roman Kacew, Romain Gary, Émile Ajar : autant de personnages qui coexistent, se combattent, se nourrissent les uns les autres. Mona Azzam, avec intelligence, refuse de proposer une lecture unifiée de cette identité multiple. Elle met en scène les tensions, les contradictions, les ruptures. L’écriture devient alors le seul lieu possible de réconciliation, un espace où les fragments dispersés peuvent enfin se réunir, non pas dans une fusion harmonieuse, mais dans une coexistence dynamique et créatrice.

Enfin, le style d’Azzam mérite d’être souligné. Il est à la fois précis et poétique, fragmentaire et fluide. On sent l’influence de Romain Gary, bien sûr, mais l’auteure développe une sensibilité propre, une manière unique de tresser les mots, les images, les souvenirs. Les dialogues intérieurs, les monologues, les changements de point de vue créent une polyphonie narrative qui capte la complexité de la pensée de Gary. Le texte est parcouru d’éclairs de poésie, d’images fulgurantes qui illuminent les zones d’ombre de la mémoire, de l’identité.

Romain Gary ou la promesse du crépuscule n’est pas un roman qui se livre facilement. Il exige une participation active du lecteur, une volonté de s’immerger dans les méandres d’une conscience complexe et tourmentée. C’est une œuvre à lire avec patience et attention, à relire pour en saisir toutes les nuances, toutes les résonances.

Mona Azzam, Romain Gary ou la promesse du crépuscule, Les éditions d’Avallon, 22/04/2024, 150 pages, 18€

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