Baalbeck raconte… Richter et Rostropovitch, un pas de deux
Un portrait de Sviatoslav Richter, dédicacé de sa main en 1969, lors de son séjour au Liban. ©Collection Robert Lamah

Dans ce cinquième et dernier volet de notre série dédiée à la Ville du Soleil, nous revenons sur trois concerts historiques donnés en 1969, lors du Festival de Baalbeck, où Sviatoslav Richter et Mstislav Rostropovitch ont offert au public libanais des performances magistrales et inoubliables. Des moments d’éternité qui rappellent l’âge d’or de la musique (dite) classique où l’excellence technique se mettait au service de l’âme de l’œuvre. Une époque où l’interprétation était encore un acte de communion profonde.

“Ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est le chemin.” Cet aphorisme du grand philosophe danois Søren Kierkegaard (1813-1855) illustre, à travers son paradoxe, le contraste entre l’effort et le but, la discipline et la liberté. Cette réflexion trouve tout son sens dans le domaine de la musique dite classique, notamment lorsqu’on considère l’évolution de l’interprétation au fil du temps. Autrefois, la lecture musicale, dans son sens le plus noble, reposait sur une rigueur absolue, dictée par la partition et l’intention du compositeur. Le chemin, ardu et exigeant, agissait comme un crible, ne retenant que ceux qui méritaient réellement d’y accéder, conduisant ainsi inévitablement à une forme d’expression authentique et profondément humaine. Aujourd’hui, ce chemin semble avoir été redéfini. Ce qui était à l’origine un acte de communion entre l’œuvre, l’artiste et le public, semble, de plus en plus, se transformer en une démonstration d’habileté technique, où la recherche de l’effet immédiat prime désormais sur l’âme de la musique. Or, tout ce qui brille n’est pas or.

Le cinquième et dernier article de notre série consacrée à la Ville du Soleil se penche sur trois concerts historiques donnés en 1969, lors du Festival de Baalbeck, par deux princes de l’interprétation musicale: le pianiste soviétique Sviatoslav Richter (1915-1997) et le violoncelliste soviétique Mstislav Rostropovitch – surnommé Slava – (1927-2007). Ces deux artistes faisaient partie des derniers représentants d’une époque que l’on appelle à juste titre l’âge d’or de la musique, où la quête de l’expression authentique était non seulement perçue comme une nécessité, mais comme un impératif, voire un véritable culte.

Message de continuité

“Depuis la fondation du Festival de Baalbeck en 1956, Aimée Kettaneh en assurait la présidence. Après douze années de mandat, le Comité décida en 1969, et sans l’en avertir, de nommer un nouveau président. Salwa Saïd fut élue à sa succession et présida le Festival de 1969 à 1972, poursuivant ainsi la même tradition que sa prédécesseure”, racontait feu le pianiste Henri Goraïeb (1935-2021) dans ses correspondances avec l’auteur de ces lignes.

Cette même année, deux artistes soviétiques de renom, Sviatoslav Richter et Mstislav Rostropovitch, sont invités à se produire au Festival de Baalbeck. Chacun d'eux interprète un concerto, accompagné de l'Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, sous la direction de Kurt Masur. Figure majeure de la scène musicale en Allemagne de l'Est, ce dernier jouera un rôle clé dans les événements populaires qui mèneraient à la chute du gouvernement communiste à la fin de 1989.

D'ailleurs, le récital impromptu de Rostropovitch (déchu de sa citoyenneté soviétique en 1978 pour “actes portant systématiquement préjudice au prestige de l'Union soviétique”) au pied du mur de Berlin, au point de passage symbolique entre l'Est et l'Ouest, le 11 novembre 1989, deviendra un puissant symbole de la liberté retrouvée après la chute du Mur et marquera, pour longtemps, la fin d'une époque.

Le 7 août 1969, le violoncelliste arrive en hélicoptère au temple de Bacchus, tandis que le public est déjà installé et que l’orchestre prend place sur l’estrade. Aucune répétition n’a donc eu lieu avant le concert. Le programme de la soirée présente des œuvres d'une grande diversité: le Triptyque pour orchestre (créé en 1954) d'Otto Reinhold (1899-1965), la Symphonie n°1, op.38 de Robert Schumann (1810-1856) et, bien entendu, le fameux Concerto en si mineur pour violoncelle et orchestre, op.104 d’Antonín Dvořák (1841-1904), chef-d'œuvre que l’on associe désormais irrémédiablement à la virtuosité de Rostropovitch.

Presque trois décennies plus tard, le 31 juillet 1997, après la fin de la guerre civile, il reviendra au pays du Cèdre pour interpréter de nouveau ce concerto, renouant ainsi avec un passé mémorable. “Baalbeck est pour moi, déclare-t-il en 1997, un lieu inoubliable, et cette beauté porte en elle une grande force spirituelle. J’ai beaucoup souffert avec vous tout au long de vos années d’épreuves, et pour cela, j’ai choisi aujourd’hui de jouer à Baalbeck le même concert que j’avais joué il y a près de trente ans, en 1969, afin que ce soit un message de continuité d’une belle époque.”

“Rostropovitch était un violoncelliste hors du commun”, explique le compositeur français Éric Tanguy pour Ici Beyrouth. “Il possédait une maîtrise parfaite de l'instrument; tous les musiciens célébraient le son ‘Rostro’, unique, puissant et tellement reconnaissable dans ses sublimes phrasés. Il avait ce lien si intense avec la création, me disant que lorsqu'il devait jouer une nouvelle partition en création, elle devenait alors pour lui la chose la plus importante de sa vie.” Et Tanguy de poursuivre : “Rostropovitch était un homme d'une générosité immense. Jamais je n'oublierai la chance qu'il me donna en me commandant – et en jouant à plusieurs reprises – mon deuxième concerto pour violoncelle.”

Trajet magique

Le 9 août 1969, ce sera au tour de Richter d’enchanter le public libanais, toujours sous la direction de Kurt Masur, dans un concert résolument germanique. Au programme: la Symphonie n°7, op.92, de Ludwig van Beethoven (1770-1827), œuvre emblématique de la grandeur beethovénienne, et le Concerto pour piano n°2, op.83, de Johannes Brahms. Portée par une large palette de sentiments, allant de la passion brûlante à la mélancolie intime, cette œuvre romantique allie parfaitement l'émotion pure à la complexité musicale. “C'était l'un des plus beaux jours de ma vie”, confie le pianiste-concertiste libano-français Billy Eidi. “Un trajet magique, où l'on traversait le Liban de part en part, depuis les premières heures de la journée, parcourant toute la montagne avant de descendre vers la vallée de la Békaa, pour enfin arriver à Baalbeck, avec un arrêt obligatoire à Chtaura pour déguster une tartine de labné. Une expédition que nous adorions faire. En guise de bis, Richter avait rejoué le sublime final de ce concerto magistral.”

Un ou deux jours après, l’hôtel Carlton, à Raouché, organise un récital privé au cours duquel Richter interprète seize préludes et fugues du premier livre du Clavier bien tempéré de J.-S. Bach, allant des numéros 1 à 8, puis des numéros 17 à 24. “Ce concert m’a profondément marqué et c’est alors qu’est né mon amour immodéré pour la Fugue n°18 en sol dièse mineur, BWV 863. Pendant tout l’été, j’ai chanté le thème de cette fugue matin et soir”, raconte Billy Eidi, aujourd’hui professeur de piano à la Schola Cantorum à Paris. Et Eidi de poursuivre: “Richter entra en scène avec une partition en mille morceaux qu'il posa sur le pupitre, sans jamais l'ouvrir. Nous étions au sommet de l'extase. C'est ma professeure, Zafer Dabaghi, invitée au titre de personnalité musicale importante de Beyrouth, qui m’avait invité à l’accompagner.” Il considère que les rares privilégiés, les quelques “happy few” présents ce soir-là, ont eu la chance d'assister à la performance d'une des plus grandes légendes du piano, qui a interprété ce qu'il y a de plus beau, de plus riche et de plus profond dans le répertoire pianistique. “Un moment qui marque un adolescent à vie”, conclut-il, ému.

Ce soir-là, à l'issue du concert, le choix se porte sur le jeune Robert Lamah, alors étudiant en piano au Conservatoire national, dans la classe de Wadad Mouzanar, pour remettre le bouquet au pianiste soviétique. “J’ai eu l’honneur de lui serrer la main, se remémore le pianiste libano-britannique, ancien disciple de grands interprètes internationaux tels que le Russe Victor Bunin, le Polonais Ryszard Bakst et le Hongrois Louis Kentner. L’impression qui m’est restée de lui est celle d’une grande gentillesse et surtout d’humilité. Cet instant, aussi bref fût-il, a été empreint d’une rare intensité.” Le 14 août, Richter donne un autre concert, cette fois en solo, au Festival de Baalbeck. Il y interprète les Treize Variations sur un thème de Hüttenbrenner, D.576, de Franz Schubert (1797-1828), six des huit pièces du Fantasiestücke, op.12 de Schumann, ainsi que douze Préludes de Sergueï Rachmaninov (1873-1943). “Il avait des moyens illimités: énergie, force et beaucoup d'amour dans son jeu. De plus, c'était une véritable encyclopédie du piano”, précise Robert Lamah.

Ce fut une belle époque. Une époque où Baalbeck écrivait les plus beaux chapitres de son histoire en lettres d’or. 

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