Francisco Fullana, un Paganini des temps modernes
Le violoniste espagnol Francisco Fullana en pleine performance lors du festival Beirut Chants ©Beirut Chants

Le 16 décembre, Beyrouth s’est parée de ses plus éclatantes couleurs, réaffirmant, à travers un concert d'exception donné par le violoniste Francisco Fullana dans le cadre du festival Beirut Chants, sa volonté de renaître. Dans une ville marquée par le deuil, l’art, et particulièrement la musique, porte une promesse: celle de guérir, de se reconstruire et de faire face à l’injustifiable.

Beyrouth, il était temps. Il était grand temps de sortir du deuil pour se parer des couleurs éclatantes de la vie. Il était enfin temps de tout reconstruire, le pays en ruine tout comme les âmes meurtries, afin que cette ville-lumière puisse, une fois de plus, panser ses plaies. La soirée musicale du 16 décembre, donnée par le violoniste espagnol Francisco Fullana dans le cadre du festival Beirut Chants, fut une réaffirmation bouleversante de l’âme indomptable de Beyrouth. Une volonté, voire une promesse, de se dresser contre l’injustifiable, de puiser dans la bonne musique la force de résister et de conjurer le malheur.

“Un artiste se doit de transmettre un message d'espoir et de paix, et d'ouvrir son esprit au-delà de son propre univers”, affirme Francisco Fullana pour Ici Beyrouth. “L'annulation de ce concert m'apparaissait inconcevable, en tant que musicien occidental, sur le plan éthique.” Autant sur le plan moral que spirituel, le virtuose espagnol, couronné de multiples distinctions internationales, a confié avoir été porté par le désir impérieux de se rendre au Liban, même avant l'annonce du cessez-le-feu. “Regardez la puissance de la musique, lance-t-il avec enthousiasme. L'église était pleine à craquer et, ensemble, nous avons pu créer une belle connexion, peu importe ce qui se passait au-delà de ces murs.”

Sonorité charnue

À 19h pile, Francisco Fullana brise le silence avec la Chaconne de la Partita n°2 en ré mineur, BWV 1004 de Jean-Sébastien Bach (1685-1750). On est aussitôt pris à la gorge par la sonorité charnue du violoniste: il est évident que nous avons affaire à un artiste digne des plus grands éloges. Avec une esthétique sonore ronde, une intensité mesurée et un vibrato finement nuancé, Fullana séduit par une projection chaleureuse qui parvient à embrasser tout son auditoire, sans jamais verser dans l’excès. Cette patte de velours aurait toutefois gagné à s’enrichir d’une densité dramatique plus marquée, s’incrustant davantage dans la profondeur expressive de l’instrument.

En effet, la composition de cette Chaconne, cinquième et dernier mouvement de cette Partita, serait, selon les recherches de la musicologue allemande Helga Thoene, intimement liée à la tragique disparition de Maria Barbara, première épouse de J.-S. Bach. Le compositeur y incorpore également le choral pascal Christ lag in Todesbanden (Le Christ gisant dans les liens de la mort), conférant ainsi une dimension funèbre à son œuvre. Un contexte qui, sans doute, aurait dû ajouter une intensité émotionnelle plus prononcée à l'interprétation, s'étendant du deuil à l'évocation de la résurrection et de la vie éternelle.

Virtuosité à l’épreuve

Le concert se poursuit avec une seconde Chaconne, signée cette fois par un compositeur espagnol, Joan Valent (né en 1964). Il convient de saluer au passage le choix de l'interprète pour une œuvre contemporaine tonale qui s'inscrit harmonieusement dans l'évolution naturelle de la musique savante. Cette composition prouve, une fois de plus, que la modernité musicale ne se cantonne pas à l'atonalisme influencé par la Seconde école de Vienne, lequel, durant soixante-dix ans, a précipité le déclin, voire le suicide, de la musique d'art occidentale. À la suite de cette parenthèse lumineuse, Fullana enchaîne avec le célébrissime Caprice no24 en la mineur, le dernier des Vingt-quatre caprices pour violon MS 25 op.1 de Niccolò Paganini (1782-1840).

Cette pièce, parmi les plus exigeantes du répertoire pour violon, ne tolère aucune approximation, aucun compromis. La pureté de l'intonation, une dextérité sans faille et la souplesse de l'archet sont des conditions sine qua non pour une interprétation accomplie. Et la virtuosité du jeune artiste s’y fond parfaitement. Arrivé à la dixième des onze variations, une des cordes du violon se détend en plein concert. Avec un sourire serein, dénué de toute nervosité, Fullana réaccorde son instrument en un clin d'œil et déclare: “Vous savez quoi? On reprend depuis le début!” Il adopte alors un tempo légèrement plus rapide, mettant en relief toutes les facettes de la virtuosité instrumentale, allant des sauts d'archet aux passages éclairs, en passant par les octaves parallèles, le jeu en double et triple corde, et les pizzicati qui auraient mérité une plus grande finesse.

Travail minutieux

La Partita no3 en mi majeur, BWV 1006 de J.-S. Bach, qui s’ensuit s'inscrit dans la même veine que les trois premières œuvres. Fullana fait montre d’une expressivité superlative, sachant précisément où il mène son interprétation et s'y engage sans détour. Il évite toute précipitation, abordant les sept mouvements avec la sérénité de celui qui, après un travail minutieux, savoure chaque nuance, accord, trille, mordant, legato. Bref, il s'affirme comme un maître des plus fins détails. Après un Prélude effréné, une Loure au caractère lent et gracieux, une Gavotte en rondeau pleine de vivacité, deux Menuets aux accents pastoraux et une Bourrée dynamique, il termine sur une Gigue exubérante, clôturant l'œuvre dans une atmosphère chaleureuse et conviviale.

Avec Asturias d'Isaac Albéniz (1860-1909), Fullana conquiert un public fasciné. Composée à l'origine pour le piano (puis transcrite pour la guitare), cette œuvre impose au violoniste une virtuosité technique encore plus prononcée. L’Espagnol relève ce défi avec brio, passant avec aisance de la frénésie des danses folkloriques espagnoles à la profondeur émotionnelle du flamenco. Le concert s’achève sur une note plus introspective avec El Cant dels Ocells (Le Chant des oiseaux) – immortalisé au violoncelle par Pablo Casals – et des variations jazz sur Amazing Grace. Ce soir, Francisco Fullana nous aura fait revivre un âge d’or du violon, celui que l’on vénère en écoutant avec nostalgie les anciens enregistrements de Yehudi Menuhin, Fritz Kreisler et David Oïstrakh, persuadé qu’il ne renaîtra jamais. Finalement, on avait peut-être tort de le croire.

Après un tonnerre d’applaudissements, le violoniste gratifie son public d’un bis provenant également du répertoire pour guitare: Recuerdos de la Alhambra (Souvenirs de l'Alhambra) de Francisco Tárrega (1852-1909).

Commentaires
  • Aucun commentaire