"Devenir adulte, c'est reconnaître, sans trop souffrir, que le père Noël n'existe pas." La citation d'Hubert Reeves interroge ce moment charnière où l'enfant renonce à ses illusions. Entre deuil et renaissance, ce passage est exploré par la psychanalyse et sublimé par l'art.
"Devenir adulte, c'est reconnaître, sans trop souffrir, que le père Noël n'existe pas."
Cette citation du célèbre astrophysicien et philosophe des sciences Hubert Reeves capte avec une grande perspicacité, avec justesse et bienveillance, un moment charnière du développement psychique individuel: le jour où l’enfant apprend que le père Noël n’existe pas. Il éclaire le processus qui mène à l’état adulte.
Chez l’enfant, la croyance en la magie de Noël s'explique par la prédominance du principe de plaisir dans son fonctionnement psychique. L'enfant vit dans un monde où ses désirs semblent pouvoir se réaliser instantanément, sans considération pour la réalité extérieure. Cette conviction s'enracine dans ce que Freud nomme la "toute-puissance des pensées": l'enfant attribue à son esprit un pouvoir magique capable de transformer le monde selon ses souhaits.
Cette pensée magique n'est pas une simple fantaisie, mais un mode de fonctionnement psychique essentiel qui permet à l'enfant de supporter la frustration et de maintenir l'illusion nécessaire à son développement. Il reflète le fonctionnement primaire de l'inconscient, où le désir ignore les contraintes du temps et de la logique. On pourrait dire que la croyance au père Noël s'ancrerait dans le stade phallique-œdipien, entre 3 et 6 ans, où l'enfant idéalise ses parents, les érige en figures toutes-puissantes. À partir de 6 ans, avec la résolution supposée du complexe d’Œdipe, l’enfant devra substituer, au principe de plaisir, celui de la réalité, c'est-à-dire l'acceptation de l’évidence du monde extérieur et des limites imposées par celui-ci. C’est à ce moment-là qu’adviendrait la désillusion liée à l’existence du père Noël.
La reconnaissance lucide que le père Noël n'existe pas s'apparenterait à un "travail de deuil" psychique, consécutif à la perte d’un être cher, mais c’est un deuil nécessaire et sain, permettant d'accepter la réalité, de faire le deuil des illusions de la toute-puissance infantile.
Pour le psychanalyste Donald W. Winnicott, Noël, le sapin, la crèche ainsi que les objets symboliques qui accompagnent cette période, formeraient un objet transitionnel permettant à l'enfant de négocier le passage délicat entre la fusion primitive avec la mère et la reconnaissance progressive de la réalité extérieure. Cet objet est à la fois trouvé dans la réalité et simultanément créé par l'enfant, illustrant parfaitement la nature paradoxale de l'expérience transitionnelle. Winnicott insiste particulièrement sur l'importance d’un environnement "suffisamment bon" qui permet à l'enfant de maintenir l'illusion créatrice sans être confronté trop brutalement à la désillusion. Les rituels de Noël créent précisément cet espace potentiel, cette aire intermédiaire d'expérience où réalité et imaginaire peuvent coexister sans conflit. C'est dans cet espace que l'enfant peut déployer sa capacité de jeu et d'émerveillement, capacité que Winnicott considère comme fondamentale pour le développement psychique et l'accès à la vie culturelle. Le père Noël fonctionne ainsi, lui aussi, comme un objet transitionnel, symbole de la magie de l'enfance, à la frontière du réel et de l'imaginaire. Le jour où l’enfant renoncera à cette croyance magique sera celui où il franchira le pas vers une plus grande autonomie psychique s'ancrant dans la réalité partagée du monde réel. Devenir adulte implique la capacité à tolérer l'ambiguïté ainsi que les pertes et les désillusions, tout en conservant une connexion avec son monde intérieur.
C’est un passage obligé, essentiel, amenant l’enfant à s’extraire progressivement des liens libidinaux avec les figures parentales, comme aussi pour l’acquisition d’un "vrai self", expression authentique et spontanée de soi qui se distinguerait du "faux self", personnalité-façade érigée pour se protéger d'un environnement uniformisant. Accepter que le père Noël n’existe pas, c’est abandonner l’univers illusoire d’une convention à laquelle il faut savoir ne plus s’identifier.
L’apport de Melanie Klein est tout aussi enrichissant. Cette pionnière de la psychanalyse d’enfant a posé deux positions fondamentales dans le développement psychique du petit enfant: une première position durant laquelle le nourrisson perçoit le monde de façon clivée, séparant le bon du mauvais, incapable de concevoir que la mère aimante et la mère frustrante ne sont qu'une seule et même personne. La croyance en un père Noël parfait et comblant tous les désirs relèverait de ce mode de pensée infantile. Autour du sixième mois, la seconde position appelée "dépressive" amène l’enfant à accéder à une vision plus réaliste et nuancée du monde et des relations. L'enfant reconnaît sa mère comme un objet "total", à la fois bon et mauvais, accepte l'ambivalence de ses sentiments à son égard (amour et haine). Cette intégration, bien que douloureuse (d'où le terme "dépressive") et source de culpabilité, est un jalon essentiel vers la maturité psychique. De même, reconnaître que le père Noël n'existe pas, c'est accepter que le monde ne soit pas tout blanc ou tout noir, que les désirs ne sont pas magiquement exaucés, qu'il y a de la perte et de la déception à traverser. C'est "grandir" et gagner en lucidité.
Nous ne pouvons pas passer sous silence l’apport de J. Lacan: la croyance au père Noël se situerait du côté du registre de l’imaginaire, dans l'illusion de la complétude, de la satisfaction immédiate du désir. Ce registre est le domaine des illusions et des identifications. La découverte de l'inexistence du père Noël marque une transition de l'imaginaire au symbolique, à l’intégration de la Loi et des structures de la réalité, au prix d'une castration symbolique. Le père Noël devient alors un "signifiant" parmi d'autres, trace d'un manque structurel impossible à combler. Grandir, c'est faire avec ce manque. "Ce dont nous devons partir, c'est d'un manque constitutif de tout le développement du sujet".
Le passage de l'enfance à l'âge adulte, la perte des illusions, sont des thèmes qui traversent l'histoire de l'art et de la littérature qui se sont fait le miroir de cette question existentielle. De Charles Dickens et son Chant de Noël , au Grand Meaulnes d’Alain Fournier, à La promesse de l’aube de Romain Gary ("Adieu, heureux temps où un désir infini se réveillait en moi chaque matin. Maintenant, ces apparitions ont disparu à jamais"), aux portraits d’enfants et d’adolescents d’Amedeo Modigliani, et à tant d’autres œuvres qui offrent un espace de pensée et de symbolisation afin d’apprivoiser, sans trop en souffrir, les deuils nécessaires de l'enfance.
Car, au fond, comme le rappelle Hubert Reeves, l'enjeu est non seulement de ne plus croire au père Noël mais aussi d'apprendre à croire en soi et en son désir d’affronter la vie, en dépit ou grâce aux limites imposées par la réalité.
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