En Syrie, le loup turc étend son hégémonie régionale
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Pouvoir, capacité et détermination. C’est avec ces mots que le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, menaçait une nouvelle fois, vendredi 10 janvier, les Forces démocratiques syriennes (SDF), une coalition de groupes armés dominée par les Kurdes et soutenue par l’Occident, d’une opération militaire si ces dernières ne remettaient pas leurs armes au nouveau pouvoir à Damas.

Un mois plus tôt, c’était le président Recep Tayyib Erdogan qui assurait, dans une intervention télévisée, que “désormais, nous ne pouvons permettre que la Syrie soit à nouveau divisée”. En précisant que quiconque s’en prendra à la Syrie “nous trouvera contre elle aux côtés du peuple syrien.”

Et pour cause: depuis la chute du tyran Bachar el-Assad, en décembre, la Turquie a désormais les coudées franches dans le reste du pays. Une position de force qui vient auréoler de succès son implication dans la guerre civile syrienne, d’abord indirectement, puis en engageant ses propres forces dans les régions frontalières, à partir de 2017. La même année, Ankara met sur pied l’Armée nationale syrienne (ANS), une coalition de groupes rebelles servant ses intérêts en Syrie.

Pragmatisme

Mais l’action turque ne se limite pas alors à ses mandataires, puisqu’elle soutient indirectement d’autres acteurs. C’est notamment le cas de Hay’at Tahrir al-Cham, le groupe islamiste dirigé par Ahmed el-Chareh, le nouvel homme fort de la Syrie.

“La Turquie reconnaît HTS comme une organisation terroriste”, rappelle Albert Kandemir, chercheur doctorant en relations internationales à l’université Paris II – Panthéon-Assas. “Cependant, il faut bien comprendre que l’ANS a été très poreuse aux différentes factions jihadistes qui morcellent la Syrie”, poursuit-il. Une situation renforcée par le fait que la province d’Idleb, qui constituait jusqu’à début décembre 2024 le bastion d’HTC, était aussi un lieu de stationnement d’unités de l’armée turque.

“Une relation pragmatique s’est donc nouée dans laquelle le groupe islamiste et Ankara ont identifié leurs ennemis et leurs objectifs”, explique M. Kandemir. Avant d’ajouter qu’“officiellement, la Turquie n’entretient pas de liens avec le groupe, mais il semble évident qu’elle opère dans les coulisses du nouveau pouvoir syrien et conseille son chef, Al-Joulani [nom de guerre de M. Al-Chareh], devenu le nouvel homme fort du pays.”

Nouveau parrain syrien

Une position de force que continue de démontrer l’actualité. Mardi, le nouveau ministre syrien des Affaires étrangères se rendait ainsi en Turquie pour son premier voyage officiel. “Il semble assez évident qu’Ankara cherche à se positionner comme le parrain de la Syrie post-baasiste,” pointe M. Kandemir, qui estime que celle-ci poursuit au moins trois objectifs.

Sur un plan général, il s’agit de stabiliser le voisinage oriental de la Turquie. “La géographie environnante de la Turquie est structurellement conflictuelle, Ankara a donc tout intérêt à œuvrer” dans ce but, “ tout en répondant à ses objectifs de sécurité.”

Sur le plan intérieur, il s’agit d’assurer le retour des déplacés syriens. “Ces derniers seraient entre 3 et 4 millions en Turquie et leur présence cristallise les critiques de l’opposition à l’encontre de l’AKP,” précise le chercheur. Une façon de rappeler que le dossier syrien pèse particulièrement lourd, jusque dans l’arène politique turque.

La question kurde

Troisième objectif, et pas des moindres: tuer dans l’œuf toute velléité des SDF d’établir une région autonome qui jouxterait les provinces orientales turques. Dans celles-ci se trouvent de fortes minorités kurdes et, surtout, le Parti des travailleurs du Kurdistan, le fameux PKK.

Classé terroriste par la Turquie, les États-Unis et l’Union européenne, celui-ci est profondément lié à son pendant syrien, le Parti de l’union démocratique (PYD), dont la branche armée, les unités de protection du peuple (YPG), constitue le fer de lance des FDS.

“Il est intéressant de rappeler que la Turquie a déjà connu une situation similaire il y a quelques années”, rappelle M. Kandemir. “En effet, l’invasion américaine de l’Irak en 2003 a consolidé le gouvernement régional du Kurdistan (GRK), une région autonome et frontalière de la Turquie”, poursuit-il. Une situation dont s’est, depuis, accommodée Ankara, qui entretient désormais de bonnes relations avec le GRK, dont les forces se retrouvent régulièrement aux prises avec le PKK.

En revanche, “les choses sont plus compliquées dans le cas syrien”, pointe le chercheur. “De fait, de nombreux combattants du YPG sont issus du PKK”, poursuit-i-il, avant d’ajouter que “contrairement au GRK, le PKK remet en cause l’intégrité territoriale de la Turquie”. Dans ce cadre, une solution politique à la question kurde en Syrie paraît peu probable, malgré les appels initiaux du nouveau gouvernement à une solution négociée.

Mercredi 22 janvier, le ministre syrien de la Défense haussait toutefois le ton, affirmant que les nouvelles autorités “emploieront la force” si les discussions concernant l’intégration des FDS dans l’armée régulière échouent. Seul frein à ce scénario, la présence américaine aux côtés des Kurdes, que la nouvelle administration Trump pourrait cependant rapidement remettre en question.

Sanctuariser l’influence turque

Le risque d’une nouvelle guerre civile syrienne est donc réel. “Il est probable que les dynamiques ethnico-confessionnelles prennent le dessus sur l’idéal d’unité nationale que prétend défendre le nouveau pouvoir de Damas”, commente M. Kandemir. Dans ce cas de figure, celui-ci considère que “la Turquie cherchera probablement à jouer de son pouvoir d’influence, en se posant comme un médiateur”.

Néanmoins, Ankara devra faire face à une forte concurrence le cas échéant. Car “les États-Unis, Israël et les pays du Golfe mobiliseront également leurs capacités” pour défendre leurs intérêts, prévient le chercheur. Tel Aviv s’alarme justement de l’influence turque grandissante, comme en témoigne une récente réunion du cabinet de sécurité israélien centré sur le sujet. 

Une situation qui pourrait forcer la Turquie à “sanctuariser son influence dans les zones du pays qui lui sont le plus accessibles”, poursuit-il. Cette zone comprendrait le nord du pays, y compris la ville d’Alep, seconde ville et capitale économique du pays.

Mais surtout, le pouvoir turc vise à sanctuariser son hégémonie sur la côte méditerranéenne. “Ankara cherche depuis plusieurs années maintenant à étendre ses frontières maritimes en ayant pour fondement doctrinal la Mavi Vatan (Patrie Bleue)”, analyse M. Kandemir.

Derrière ce terme se cache une doctrine née au cours des années 2000, centrée sur des revendications élargies concernant la Zone économique exclusive (ZEE) turque. Celles-ci incluent notamment plusieurs îles grecques situées en face de la côte turque, ainsi que la majorité de la ZEE de la république de Chypre.

Un État dont, rappelons-le, la moitié nord du territoire est sous le contrôle de la République turque de Chypre du Nord (RTCN), reconnue uniquement par Ankara, qui l’occupe militairement. “Un renforcement des positions turques sur les côtes syriennes permettrait également de décloisonner les zones économiques exclusives” de la RTCN, pointe ainsi le chercheur.

Néo-ottomanisme

Une volonté hégémoniste que les observateurs régionaux, de Téhéran à Tel Aviv, n’ont pas manqué de critiquer, pointant du doigt un “impérialisme turc”, à travers les velléités “néo-ottomanistes” d’Ankara. Ce terme désigne une doctrine visant à raviver l'influence historique de l'Empire ottoman. Pour la mettre en œuvre, la Turquie use d’une diplomatie proactive, des liens culturels, économiques et religieux renforcés, le tout sous une vision nationaliste et islamique.

Des accusations confortées par plusieurs déclarations faites par M. Erdogan à destination de ses partisans, affirmant, entre autres, que la Turquie “ne peut pas limiter ses horizons à sa superficie actuelle”.

“Il faut bien comprendre que la notion de “néo-ottomanisme” a avant tout une fonction discursive et symbolique”, tempère M. Kandemir, qui ajoute que celle-ci vise à “légitimer une politique étrangère plus que de refonder effectivement l’Empire ottoman”. “De ce point de vue, cette qualification peut être pertinente”.

“L’une des grandes caractéristiques de l’AKP (le parti d’Erdoğan, au pouvoir depuis 2002) a été de s’investir économiquement, mais aussi politiquement dans les anciennes provinces de l’Empire ottoman, notamment le Moyen-Orient, perçues comme des zones naturelles d’influence turque”, poursuit-il.

Dans ce cadre, la finalité de la politique turque réside moins dans une volonté d’annexion que de consolidation de son hégémonie, un terme que M. Kandemir juge plus exact que celui d’impérialisme. “En effet, là où l’impérialisme suppose une expansion territoriale, l’hégémonie consiste pour une puissance à imposer un ordre mondial ou régional qui soit favorable à ses intérêts, ce que cherche à faire la Turquie.”

 

 

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