![Maria Tipo: l’“Horowitz napolitaine” jouera désormais pour Bach](/images/bibli/1920/1280/2/maria-tipo.jpg)
Le 10 février, l’Italie perdait l'une de ses plus grandes figures musicales. La pianiste Maria Tipo a désormais rejoint l’éternité. À l’instar d’Arturo Benedetti Michelangeli, elle a légué à la postérité un pianisme belcantiste d’une grande pureté, alliant majesté et délicatesse. Un héritage désormais éternel.
Ce jour-là, la pièce baignait dans un silence sacré. Maria Tipo s'assit pour la dernière fois au piano. Ses doigts, fragiles mais toujours débordants de la passion qui avait marqué sa carrière, effleurèrent les touches avec une douceur infinie, comme pour murmurer une ultime mélodie en hommage aux maîtres qui l’avaient guidée: Jean-Sébastien Bach (1685-1750), Domenico Scarlatti (1685-1757), Ludwig van Beethoven (1770-1827), Frédéric Chopin (1810-1849). Elle insuffla, une fois de plus mais désormais pour l’éternité, son âme aux Variations Goldberg, un souffle ineffable qui fit ressusciter la musique dans toute sa splendeur. Les dernières vibrations des cordes résonnèrent dans la salle, puis un silence lourd s’abattit. L’instant éternel. Ce silence, lugubre et solennel, semblait à la fois escorter l’artiste vers la vérité suprême et sceller le dernier acte d’une existence entièrement vouée au piano. Maria Tipo s’éteignit doucement, à l’âge de 93 ans, emportant avec elle une part de l’immortalité de la musique d’art occidentale.
Un destin musical
Née à Naples le 23 décembre 1931, Maria Tipo fait ses premiers pas au piano sous la houlette de sa mère, Esilia Cavallo, elle-même ancienne élève de Ferruccio Busoni (1866-1924), un grand maître de la musique italienne. L'héritage musical familial ne tarde pas à se faire sentir. Dès son plus jeune âge, elle développe une technique brillante et un sens inné de l’expression musicale. Son génie éclate au grand jour à 16 ans, lorsqu’elle se classe deuxième au prestigieux Concours international de Genève, avant de décrocher la première place l’année suivante. Un triomphe qui marquera le début de sa carrière internationale. Sa finesse pianistique lui vaut des éloges unanimes et des comparaisons avec les plus grands noms de l'histoire du piano. Pour Arthur Rubinstein (1887-1982), elle est “l'un des talents les plus extraordinaires de notre époque”, un jugement corroboré par Martha Argerich qui la qualifie d’“artiste sensationnelle”.
Puissance expressive
À 25 ans, Maria Tipo enregistre les sonates de Scarlatti, un moment charnière dans sa carrière, couronné par une admiration générale. Ce disque est immédiatement salué comme “le plus spectaculaire de l'année” par Newsweek, et est souvent cité comme un modèle de ce que doit être l'interprétation de la musique du maître italien. Les critiques soulignent une agilité remarquable et une précision rythmique qui s’inscrivent dans la tradition des géants du répertoire, comme Clara Haskil (1895-1960) et Vladimir Horowitz (1903-1989). Cette maîtrise technique, associée à une profonde sensibilité, fait d'elle une pianiste unique, capable d’infuser des émotions brûlantes à ses interprétations.
Sa façon d'aborder le répertoire de Jean-Sébastien Bach, et en particulier les Variations Goldberg, est un autre moment fort de sa carrière. Sensible à l'immensité de l'œuvre du Cantor de Leipzig, elle se démarque particulièrement par la délicatesse de ses couleurs harmoniques, son contrepoint bien pensé et la finesse de sa pédale. En 1960, elle est la première à interpréter l'intégrale des Variations Goldberg en concert en Italie, une expérience qui marquera profondément l’auditoire. Son enregistrement de 1986, salué par la critique, est souvent décrit comme l'un des plus beaux, tant pour la “splendeur de la sonorité” que pour l'intelligence de son exécution. Sa vision architecturale, “qui n’est pas du tout [la] même que chez Gould” selon André Tubeuf, et son art du rubato, associé au bel canto, en font une des versions les plus personnelles de cette œuvre magistrale.
Éloquence du phrasé
À partir des années 1950, Maria Tipo mène une carrière internationale. Elle se produit sur les scènes les plus prestigieuses du monde, jouant avec des orchestres de renom tels que l'Orchestre philharmonique de Berlin, l’Orchestre symphonique de Boston, l'Orchestre philharmonique de Los Angeles, l'Orchestre symphonique de Londres et bien d'autres. Chaque concert est alors une occasion pour elle d’exalter davantage son pianisme, en mettant particulièrement en exergue une souplesse superlative et une éloquence poétique du phrasé qui rappelle intimement celle d’Arturo Benedetti Michelangeli (1920-1995). Sa virtuosité n'est, dès lors, pas simplement technique mais aussi expressive. Et c'est là que Maria Tipo se distingue: son jeu n'est jamais dénué de passion, de feu et de lumière. Que ce soit en solo ou en musique de chambre, aux côtés du Quatuor Amadeus, des violonistes Salvatore Accardo ou Uto Ughi, elle incarne la pureté de l'art du piano italien.
Approche humaniste
Si sa carrière de concertiste est des plus prestigieuses, Maria Tipo ne se contente pas d’être une grande interprète. Elle se consacre également à l’enseignement, transmettant son savoir et sa passion à de jeunes pianistes à travers le monde. À partir des années 1960, elle prend des postes dans les conservatoires de Florence, de Bolzano et de Genève, où elle forme une génération de pianistes dont Nelson Goerner, Fabio Bidini et Frank Lévy. Son impact en tant que pédagogue sera tout aussi marquant que sa carrière d’interprète. Ses élèves saluent particulièrement son exigence, son amour de la musique et sa capacité à éveiller des talents avec une approche humaniste et personnelle.
Maria Tipo aura traversé ce monde avec une immense dignité, offrant aux mélomanes des interprétations musicales d'une rare profondeur, celle de la grande époque. Comme il n’en existe presque plus. À la fois figure d’autorité et source d’inspiration, elle est l’un des exemples les plus probants de l’élégance du piano italien, cette aptitude à marier harmonieusement l'intellect et l’émotion, la majesté et l’intimité, le tout avec un cantabile chaleureux. Son héritage vivant est désormais pérennisé par ses enregistrements, ses disciples, mais aussi gravé dans la conscience des privilégiés qui ont eu la chance de croiser son chemin, à travers son art. Elle laisse indéniablement un vide immense, un silence qui résonnera longtemps dans les salles de concert et dans les esprits.
Maria Tipo demeurera à jamais une figure légendaire parmi les plus grands pianistes du XXe siècle. Modeste dans sa grandeur, elle mérita d’être surnommée l'“Horowitz napolitaine”, une étoile discrète mais impérissable, dont l'art continue d’inspirer au-delà même de la mort.
Requiescat in pace.
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