![Spécial Saint-Valentin: au Liban, l'amour est-il un sentiment en crise?](/images/bibli/1920/1280/2/special-saint-valentin.jpg)
Malgré les temps difficiles au Liban, l'amour parvient à se frayer un chemin. Il se réinvente, particulièrement chez les jeunes. Entre passion et pragmatisme, ces générations redéfinissent leurs aspirations et leurs relations dans un pays en pleine transformation.
Au Liban, la Saint-Valentin arrive cette année dans un pays qui tente de se relever – pour faire court – d’une guerre, d’une instabilité politique constante et d’une crise financière sans fin. Et qui de mieux que les Libanais pour peindre toute cette grisaille en rouge? Que cette fête soit pour certains un pur produit marketing, pour d’autres une occasion de célébrer ceux qu’ils affectionnent le plus, ou pour d’autres encore un rappel de la solitude qu’ils vivent, elle gravite indéniablement autour du fameux mot avec un grand “A”: l’Amour. Si Cupidon ne se prive nullement de piquer de ses flèches toute personne, quel que soit son âge, ses cibles de prédilection restent avant tout ces jeunes qui se cherchent et se construisent… Reste à savoir si ses flèches sont viables dans des conditions aussi hostiles.
La guerre rappelle-t-elle l’amour?
“C’est pendant la guerre que je me suis rendu compte que j’avais besoin d’amour dans ma vie”, confie Élise. La jeune femme de 25 ans, déçue après une longue relation, avait pourtant renoncé à se mettre en couple pendant plus de deux ans. Travaillant dans le monde des médias, elle avait privilégié sa carrière aux flèches de Cupidon. “Vu ma profession, j’ai été plongée dans l’actualité éprouvante de la guerre. Je travaillais beaucoup, et c’est bizarrement à ce moment-là que je me suis retrouvée seule et que je me suis rendu compte que j’avais grandement besoin d’une épaule, d’un soutien…”, explique Élise*, encore surprise.
Des mots qui ne surprennent pas la psychologue et coach de vie Maya Hawa. “Face à une période d’instabilité, certaines personnes cherchent justement l’amour comme un refuge. Elles ont besoin de se sentir aimées pour retrouver un soutien, mais aussi une forme d’estime de soi et se reconnecter avec elles-mêmes”, explique l’experte. La relation devient alors un moyen de combler un vide émotionnel et de se rassurer.
Cela est loin d’être le cas de Johnny *, célibataire depuis huit longues années. “Réalistiquement, aujourd’hui, l’amour n’est pas ma priorité. Vu l’instabilité sécuritaire, politique et économique du pays, cette phase est toujours pour moi une période où je me construis et où je cherche à atteindre une stabilité financière. Je ne veux m’infliger un fardeau supplémentaire”, affirme le jeune homme de 31 ans qui multiplie les boulots et les responsabilités.
Un cas loin d’être isolé aux yeux de Maya Hawa, qui explique que plus un pays est en crise, moins les gens ont tendance à entamer des relations, surtout s’il s’agit de jeunes qui, à ce moment de leur vie, ont beaucoup de projets et de responsabilités. Comme le détaille la psychologue, “quand une personne est dans une situation financière instable, elle commence à se remettre en question et à douter de ses forces. Elle peut alors avoir du mal à s’aimer pleinement, ce qui rend l’amour de l’autre plus difficile.” Face au stress et à l’incertitude, ces personnes préfèrent se replier sur elles-mêmes, estimant qu’elles ne sont pas prêtes à donner ou recevoir de l’amour. Elles choisissent de se concentrer sur leur développement personnel, cherchant d’abord à trouver leur équilibre avant d’envisager une relation.
Ce qui renforce ce constat, selon l’experte, c’est que de nos jours, les priorités des jeunes ont changé, ainsi que le contexte dans lequel ils évoluent aussi. “La dynamique des relations amoureuses a beaucoup changé par rapport aux générations précédentes. Aujourd’hui, les jeunes font eux-mêmes leurs choix amoureux et ont d’autres aspirations. Hommes comme femmes, ils privilégient davantage leur carrière professionnelle et reportent le fait de fonder une famille à un âge plus avancé. Ils développent plus d’expérience et de maturité émotionnelle et abordent leurs relations avec plus de rationalité, en s’assurant d’abord d’avoir certaines bases solides avant de s’engager”, poursuit la psychologue.
L’amour à tout “prix”?
Une rationalité qui se traduit particulièrement dans les paroles de Fady. “Pour plaisanter, nous nous disons qu’il n’est pas question de se marier avant la trentaine… au moins. En réalité, il nous est impossible de faire autrement, vu la réalité du pays”, lâche le jeune homme de 25 ans. En couple depuis quatre ans, il prévoit de fonder une famille avec sa partenaire, Christelle.
Un projet qu’il reporte pour le moment. “J’ai vraiment des doutes sur ma capacité de pouvoir un jour fonder ma famille au Liban. Je me bats déjà tous les jours pour rester dans ce pays et pour me construire ici, alors que dire du fait de me marier?”, déclare Fady, soulignant l’instabilité du pays et le manque de subventions de l’État.
“L’aimer inconditionnellement ne suffit pas. Ce n’est le rêve d’aucun homme que de faire vivre sa partenaire dans le manque. Pour m’engager, il faut tout d’abord que j’acquiers un foyer et que je bénéficie d’un emploi et d’un revenu stable qui puissent me permettre d’assumer mes responsabilités. J’ai encore un long chemin devant moi”, lâche-t-il en lançant un regard à Christelle qui sourit tout en levant les yeux au ciel.
“Je comprends qu’il a grandi en assimilant qu’un homme doit pouvoir assumer pleinement les besoins de sa famille, mais les temps ont changé. Il faut qu’il comprenne que c’est à deux que se construit une famille et que nous sommes deux à assumer les dépenses pour qu’on puisse aller de l’avant”, réplique la jeune femme de 24 ans qui jongle entre son travail et ses études.
En effet, même si les temps ont changé et que de plus en plus de couples travaillent et assument à deux les dépenses d’un foyer, le pays est toujours bercé par les traditions et le paternalisme. Plusieurs personnes considèrent toujours l’homme comme devant assumer quasi exclusivement la charge de la famille.
Samar et Maurice, quant à eux, ont prévu de se marier en août. Une décision qu’ils ont prise il y a quelques mois, lors d’une période d’instabilité aiguë au Liban et juste avant l’intensification de la guerre entre le Hezbollah et Israël. “Nous avons transformé le parking au rez-de-chaussée de l’immeuble familial de Maurice en studio pour y habiter. Nous n’avons ni les moyens d’acheter un bien, ni ceux de construire un étage à part entière. Il n’est bien sûr aussi pas question d’avoir des enfants pour le moment”, explique la future mariée de 27 ans, ajoutant qu’une grande partie des dépenses du mariage a été empruntée à des proches.
À l’instabilité financière s’additionne l’instabilité sécuritaire du pays. “Nous avons fait les réservations pour le mariage, dès que nous avons remarqué que la guerre se calmait, il y a à peine quelques semaines. Le stress est immense puisque je sais qu’à n’importe quel moment tout peut partir en fumée si les hostilités reprennent”, déplore Samar.
Malgré tout, ces temps difficiles semblent avoir renforcé ces deux couples qui ont en commun une règle d’or pour faire perdurer la flamme: la communication.
Une règle que soutient la psychologue Maya Hawa: “Lorsqu’une relation est fondée sur la communication, la confiance et la transparence, elle peut traverser toutes sortes d’épreuves et de crises, perdurer et se renforcer.”
L’amour impossible
En 2025, la famille, la religion, la culture et les traditions ont encore une place fondamentale au Liban, que l’amour ne saurait parfois détrôner. Tâché par une tare, il devient impossible.
“Dans notre bulle, nous nous adorons, mais en dehors, nous ne nous connaissons pas”, dit Catherina*, un triste sourire se dessinant sur le coin de ses lèvres. À 24 ans, cette étudiante en 7e année de médecine vit depuis cinq ans une relation impossible. Elle est chrétienne de Beyrouth, il est sunnite de la Békaa. “C’est ou moi, ou sa famille. Ses parents le renieront s’il s’engage avec une chrétienne”, lâche la jeune femme, expliquant que leurs deux cultures sont très différentes, la famille de son partenaire étant très traditionnelle. Une menace qui fait que les deux amants sont contraints de vivre leur amour dans des lieux clos. Une simple sortie constitue pour eux un risque considérable.
Alors, ils ont tenté de se quitter à plusieurs reprises, mais en vain. Cupidon a après tout ses raisons que le monde ignore. “Je garde espoir en l’amour, puisque j’ai grandi dans une maison où il est si beau et si grand qu’il peut tout vaincre”, assure Catherina. “J’attendrai… j’attendrai que tout s’arrange un jour… ou que tout se termine, vu qu’à ses yeux, la relation n’est pas viable. Tout ce que je sais, c’est que ce n’est pas moi qui pâtirai…”, conclut la jeune femme, les larmes aux yeux.
Si des histoires semblables ont pu se concrétiser au Liban, elles restent encore rares. Le pays du Cèdre, régi par 18 communautés religieuses, a encore du mal à les accepter. Le mariage laïc y reste encore impossible.
L’amour mis à jour
Certes, les relations amoureuses demeurent contraintes par un conservatisme flagrant dans le pays, mais les temps changent. Les réseaux sociaux et les applications de rencontre ont aujourd’hui leur mot à dire dans les relations naissantes.
“La dynamique des relations évolue, tout comme les attentes. Autrefois, une relation débutait souvent avec l’objectif de se marier. Aujourd’hui, certains cherchent avant tout un partenaire pour le moment, sans forcément penser à l’avenir. Cette évolution s’observe surtout à travers l’usage croissant des applications de rencontre, qui influencent la façon dont les relations débutent”, explique Maya Hawa. Pourtant, pour l’experte, cette évolution reste relative. Les applications de rencontre ne sont plus taboues pour une grande partie de cette génération, mais certains les perçoivent encore avec une réserve, les différences culturelles étant encore très marquées dans le pays.
“Le conservatisme a réussi à se frayer un chemin même dans la sphère des applications de rencontre. Nous vivons toujours dans une société misogyne où l’homme et la femme ne sont pas égaux face aux relations amoureuses”, affirme Ama. Cette étudiante en art âgée de 26 ans est une utilisatrice fervente des applications de rencontre. Un moyen pour elle de contrer la solitude. Néanmoins, elle peine souvent à y trouver ce qu’elle recherche. “La majorité des hommes que j’y ai rencontrés cherchent exclusivement une relation sexuelle. À leurs yeux, une femme qui y est présente n’est pas digne d’être plus qu’un bout de viande. Une femme qui vit sa sexualité est sale et impure”, constate l’artiste assumant pleinement sa sexualité.
C’est pour cette même raison que beaucoup de jeunes femmes ont délaissé les applications de rencontre au Liban et que les couples qui s’y sont formés peinent à l’assumer. Ce conservatisme internalisé se reflète même dans cet article, la part de femmes qui s’expriment sur l’amour étant supérieure à celle des hommes. La psychologue Maya Hawa explique cet écart par le fait que les hommes au Liban ont été éduqués à ne pas se laisser dominer par leurs émotions. Selon elle, même si la donne change peu à peu aujourd’hui, “exprimer ces émotions reste perçu comme une faiblesse”.
Pourtant, l’experte est optimiste. À ses yeux, les Libanais sont parmi les peuples les plus passionnés du monde. Comme l’assure la psychologue: “Leur amour indéfectible pour leur pays, malgré tout ce qu’ils traversent, en est une preuve. Je ne pense pas que l’amour disparaîtra un jour du Liban… Il suffit simplement de s’autoriser à aimer.”
*Pseudonyme, les personnes qui ont témoigné ayant préféré garder leur anonymat.
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