\
Des personnes défilent avec des photos des victimes de la récente vague de violence sectaire visant la minorité alaouite de Syrie dans l'ouest du pays, le long du littoral méditerranéen, lors d'une manifestation condamnant les attaques dans la ville de Qamishli, dans le nord-est de la Syrie, le 11 mars 2025. ©Delil Souleiman / AFP

Savoir ce qui se passe réellement dans les régions alaouites en Syrie relève quasiment de l’impossible. Malgré des dizaines de tentatives, il est impossible de faire délier les langues, d’obtenir des informations, des témoignages, des affirmations. On se désiste poliment. On insinue que les menaces de “sanctions” planent. D’une personne à l’autre, de quelque bord politique ou confessionnel soient-elles, c’est toujours la même abdication, la même réserve. Les silences et les réticences laissent deviner l’ampleur des faits. Mais deviner ne suffit pas.    

Enfin, mon téléphone sonne. Des entrailles de l’appareil sortent des mots raides morts. Raides morts comme tous les corps entassés dans les morgues de Jableh, empuantissant l’air sur les routes de Lattaquié ou engloutis dans des fosses béantes.

À peine ces mots sont-ils prononcés, à peine sont-ils rédigés, qu’un doigt lointain effréné, qui s’active à l’autre bout du téléphone, en Syrie, les efface.

J’ai de la peine à assimiler les informations évanescentes. J’ai de la peine… tout court. Une peine sournoise, lancinante, torturante car de nouveau, la mort s’acharne à prendre à-bras-le-corps, ou plutôt à-bras-les-âmes, des “infidèles”! “Infidèles” au régime en place. “Infidèles” à un certain islam plutôt qu’à un autre. “Infidèles” à un Dieu sanguinaire. “Infidèles à n’importe quoi”!  

Contexte macabre

Les violences ont été déclenchées le 6 mars par une attaque sanglante menée par des partisans du régime déchu de Bachar el-Assad contre les forces de sécurité dans la région côtière de Lattaquié, où se concentre la communauté alaouite dont est issu le clan d’Assad.

Il s'agit des pires violences depuis l'arrivée au pouvoir le 8 décembre d'une coalition menée par des islamistes.


 

 Conversations d’outre-tombe

Il est 3h23. L’aube ne va pas tarder à se lever. Il m’envoie encore et encore des adresses de pages Facebook qui “documentent” les massacres perpétrés contre les alaouites de Syrie.

Après beaucoup de refus, de réserves et d’hésitations, sous prétexte d’une connexion internet défaillante ou des coupures d’électricité épuisant la batterie de son portable – en réalité, par une peur viscérale d’exactions horribles –, il s’accroche à mon numéro de téléphone comme à une ultime bouée de sauvetage. “Merci, merci, de transmettre notre tragédie, notre voix, au monde extérieur!”, m’écrit-il.     

Au détour d’un message, je devine qu’il est médecin. Son profil sur WhatsApp le dénonce en partie: c’est Ali… Lui qui ne voulait pas parler, il se défoule pendant une heure, deux heures, alternant phrases écrites, messages vocaux, images morbides et liens vers des pages Facebook d’activistes.

Il me fait promettre incessamment de ne pas révéler son identité, qu’il ne me livre d’ailleurs pas, justement par peur de “revanches meurtrières”: kidnapping, assassinats, etc. “Ils inspectent les téléphones! Ce qui arrive est inconcevable. Nous sommes dans un état de choc. Des personnes innocentes sont tuées. Des civils de tous âges… Nous avons perdu beaucoup de nos proches, de nos amis… C’est l’horreur à Jabla, à Banias … et dans les campagnes avoisinantes.”

Destructions de maisons, incendies, tueries, fuite des habitants… “Ces régions ont été attaquées alors que les partisans de l’ancien régime étaient poursuivis. Les gens sont tués à bout portant. Ils sont exterminés sur une base confessionnelle.” Et il ajoute “alaouites” entre parenthèses. Je regarde ce mot pris entre ces “tenailles” typographiques et je pense: c’est l’illustration parfaite de cette communauté prise entre les incisives d’une mort aveugle.

Il insiste à plusieurs reprises: “Les victimes sont des civils, des enfants, des femmes et des personnes âgées.” Il ajoute en guise d’argument: “Les militaires qui étaient dans les rangs de l’armée de l’ancien régime ont bénéficié d’une ‘taswiyé’, d’un ‘règlement de leur situation’, et ils ont livré leurs armes au nouveau régime. Et ceux qu’on dénomme ‘les partisans du régime’, on ne sait même pas s’ils ont été vraiment pris par les autorités en place.”

Et sur une note plus amère encore, il écrit: “Nous, les alaouites, sommes les gens les plus misérables. Nous avons payé le prix cher car Bachar (el-Assad) était alaouite, alors qu’il était bien avec les autres et pas du tout avec nous!”

“Une chose est sûre: ceux qui sont poursuivis et tués sont pour la plupart des civils. Des villages entiers, des familles entières sont exterminés… Nous, les alaouites civils, sommes impuissants et sans défense. Nous n’avons aucun moyen pour nous défendre. Nous sommes désarmés. C’est un génocide.”

  

Quid du nombre des victimes?

“Jusqu’à présent, les chiffres ne sont pas définitifs. Les cadavres n’ont pas encore été évacués. Mais en deux jours, on parlait de 2.000 personnes tuées, beaucoup plus que le nombre reconnu officiellement. Maintenant, le nombre a certainement augmenté. Les morgues croulent sous les cadavres.”

Et ceux qui ont pu fuir? “Ceux-là se sont réfugiés à la base de Hmeimim où ils croient bénéficier de la protection des Russes. D’autres ont fui vers les villes qui sont plus sûres et surtout vers les campagnes, dans la nature”.

“L’opération n’est pas terminée”

Ali affirme que “l’opération se poursuit”, contrairement aux affirmations soutenues par les autorités officielles. “Je viens de recevoir des informations selon lesquelles les tueries se poursuivent dans le village de Rahibiyé à Jableh.” Et pour souligner encore et encore l’ampleur de la tragédie, il ajoute que les hôpitaux de Jableh, de Lattaquié et de Tartous ne sont pas opérationnels puisque beaucoup d’entre eux sont “assiégés”.

“S’il vous plaiiiiit, s’il vous plaiiiiiit, plaidez notre cause. S’il vous plaiiiiiiit, protégez-nous!”, écrit-il en arabe. Je crois entendre son cri. Je crois qu’il conclut ainsi la conversation. Mais non… il plaide encore et encore la cause des victimes et me supplie de raconter “tout ce qu’ils essaient de cacher, de masquer, tout les faits qu’ils déforment. Nos rues sont en sang…!”

La connexion internet défaille.

Il m’écrit encore “Nos rues sont en cendres! Pourquoi?! Nous avons toujours vécu en bons termes avec nos voisins et amis chrétiens et sunnites. Nous avons partagé le même plat de mjaddara (plat aux lentilles)…”

L’emoji qui pleure à flot. Des photos encore.

Une dernière phrase: “Nous attendons notre tour dans le couloir de la mort…”

C’est la coupure!

Un sentiment amer m’étreint.

Un sentiment de déjà-vécu… au Liban!

 

Commentaires
  • Aucun commentaire