
Considérée comme l’une des plus belles expériences de la vie, la maternité est souvent idéalisée. Pourtant, derrière l’image d’Épinal se cachent des réalités plus sombres, marquées par la douleur physique, le manque d’accompagnement et le bouleversement psychologique. Entre baby blues et dépression post-partum, de nombreuses mères se retrouvent isolées, incomprises et parfois même en danger. Face à ce tabou encore trop présent au Liban, certaines femmes brisent le silence pour libérer la parole et aider celles qui souffrent dans l’ombre.
Quel est le premier jouet qu’on offre à une petite fille? Mais oui… évidemment, quoi de mieux qu’une poupée qu’elle s’amusera à nourrir, laver, habiller… bref, à materner. C’est ainsi que, si l’on naît fille partout dans le monde, et surtout au Liban, on est perçue dès le plus jeune âge essentiellement comme une potentielle maman. Et en réalité, mettre au monde un être vivant est une chose fascinante, présentée comme l’une des plus belles expériences que l’on peut vivre sur terre. Mais combien d’histoires à l’encontre de ce beau conte de fées avez-vous entendues, et précisément de la bouche d’une mère?
“C’était horrible”
“C’était horrible”, c’est par ces mots que Maya* décrit son accouchement qu’elle attendait pourtant impatiemment. “Le médecin est arrivé en retard et a commencé à me hurler qu’il fallait pousser et que l’enfant était en détresse. Soudainement, il me jette un ‘‘je vais couper madame’’, avant de sortir le bébé au forceps”, se remémore-t-elle amèrement.
La souffrance de Maya ne s’est pas éteinte une fois sa fille dans ses bras. Son utérus ne se conracte pas, elle fait une hémorragie. “L’enfer a commencé après l’accouchement… je me sentais littéralement mourir. Mes souvenirs sont vagues, mais ce que je ne peux oublier, c’est le visage de la sage-femme qui me fixait et m’a dit, méchamment: ‘‘Si cela vous était arrivé il y a cinquante ans, vous seriez déjà morte.’’
Pour Geoana Hobeiche, c’est le silence qui marque surtout son accouchement par césarienne. “Il faisait froid, on m’avait attachée sur un brancard, 36 élèves me regardaient et on expliquait des choses sur mon corps, sans que personne ne m’ait demandé mon autorisation. J’étais impuissante. Puis, soudain, on a commencé à bouger mon corps, on m’a remis l’enfant… il ne pleurait pas… je ne savais pas s’il allait bien, s’il respirait… rien! Ils attendaient que je perde mes nerfs pour me dire que mon bébé allait bien.”
Les expériences de Maya et de Geoana sont différentes, mais elles se rejoignent sur ces mêmes mots, identiques dans leurs bouches: “Personne ne m’a préparée à ça!” Des mots qui soulignent un manque d’accompagnement de la part du personnel médical avant, pendant et après leur accouchement. Il est à noter que Maya a accouché en France, Geoana au Liban, toutes deux auprès de gynécologues expérimentés et dans des établissements renommés.
Sans considération pour leur vécu, elles ont toutes deux été obligées d’allaiter.
“Tout s’est écroulé”
Suite à ces expériences traumatisantes, Geoana et Maya ont toutes deux vécu ce qu’on appelle un baby blues.
“Je suis arrivée chez moi avec l’enfant, j’ai ouvert la porte, je suis entrée… et à ce moment-là, j’ai réalisé que ma vie ne redeviendrait jamais comme avant. Il y avait un être vivant qui essayait de communiquer avec moi, sans que je sache ce qu’il voulait, ce qu’il essayait de me dire. Tout en étant obligée de répondre à ses besoins… Et là, pour moi, tout s’est écroulé!”, raconte Geoana, la voix enrouée.
Maya, elle, raconte son vécu en roulant une cigarette: “Je regardais ma fille et je pleurais tous les jours pendant deux ou trois heures. Cela a duré dix jours après mon accouchement. J’étais très susceptible et je ne pouvais plus tolérer mon mari… Je ne lui parlais plus.”
“Quatre femmes sur cinq vivent un baby blues après leur accouchement, et ce, à une intensité différente”, explique le Pr. Georges Abi Tayeh, chef du service d’obstétrique et de reproduction à l’Hôtel-Dieu. “Le baby blues est un état émotionnel causé par un changement hormonal après l’accouchement. Tout ce qui est physique influe sur le moral et donc une grossesse et/ou un accouchement difficiles peuvent forcément favoriser cet état”, détaille-t-il.
Les femmes souffrant de baby blues peuvent avoir des réactions émotionnelles intenses, être nerveuses, pleurer fréquemment, manquer de sommeil et de concentration, et souffrir de troubles alimentaires – boulimie ou anorexie. Elles peuvent aussi refuser leur maternité et leur enfant, tout en remettant en question leur vie de famille et leur couple.
Maya et Geoana étaient toutes deux très possessives envers leur nouveau-né, ce qui ne les a pas empêchées de ressentir du regret.
“Je le voulais pour moi seule, et en même temps, je n’en voulais pas du tout…”, assure Geoana. “Ce n’était pas lui que je ne voulais pas, lui, je l’aimais beaucoup. C’est de la responsabilité que je ne voulais pas. Je me sentais incapable d’être la mère que je voulais être. Le regret venait de là, parce que je ne voulais pas échouer”, continue-t-elle.
Le regret de Maya, quant à elle, était mêlé à un sentiment de colère et non de culpabilité.
“J’ai regretté de m’être mise dans cette situation. Je ne me reconnaissais plus dans le miroir. Ce n’était pas moi et j’étais consciente que je ne serais plus jamais moi-même. J’avais beaucoup de colère envers la nature, envers tout le monde, envers le système… C’est injuste, puisque nous vivons ce que nous vivons simplement parce que nous sommes femmes!”, avoue Maya, qui a œuvré tout au long de sa carrière pour mettre en lumière les inégalités dans le monde.
Au bord du gouffre
Quinze jours après son accouchement, Maya ne mangeait plus et se sentait déprimée. Geoana aussi avait perdu l’appétit et ne pouvait plus tolérer son enfant dans sa chambre ni prendre soin de lui. Leur baby blues se transformait en dépression post-partum.
“Chez près d’une femme sur cinq, le baby blues, s’il n’est pas traité, s’installe dans la durée et se transforme en dépression post-partum grave, nécessitant un traitement intensif et la mise sous médication”, explique le Pr. Georges Abi Tayeh.
“Une femme souffrant de dépression post-partum peut voir sa vie personnelle, familiale, sexuelle et professionnelle affectée. Cette dépression ne doit pas être prise à la légère, car elle peut réellement mettre en danger la vie de la femme et de son enfant”, prévient le spécialiste.
Pour Geoana, ce danger s’est concrétisé. Une nuit, seule avec son enfant qui pleurait dans ses bras, elle était au bord du gouffre. “Nous habitions au cinquième étage… j’avais la fenêtre juste devant moi… Je regardais mon enfant et je me suis dit: ‘‘Qu’est-ce qui se passerait si j’ouvrais les bras et le lâchais, puis retournais dormir… est-ce que quelqu’un saurait que c’est moi qui l’ai fait? Est-ce qu’il mourrait sur le coup, sans souffrir?’’, mime-t-elle en murmurant. Elle reprend son souffle, déglutit, puis continue: “Je me suis soudain rendu compte que je ne voulais pas qu’il souffre. ‘‘Mieux vaut que je me jette moi-même de la fenêtre. Je ne sers à rien… sans moi, il aura une belle vie!’’, lâche-t-elle, les larmes aux yeux. Ce soir-là, le pire a été évité.
“On te dit juste: Souris… tu es maman”
En voyant les idées noires prendre le dessus, Geoana consulte son gynécologue, suivant les conseils de ses proches. “Il me regarde à peine et me lâche: ‘‘Chaque jour, des centaines de femmes accouchent dans le monde. Ce n’est pas toi qui vas faire une dépression. Ressaisis-toi et rentre chez toi !’’, se remémore-t-elle.
Ses proches essaient de la réconforter, mais en vain. “Les gens ne peuvent pas comprendre que tu ailles mal alors que tu viens de donner naissance à un enfant… On te dit juste: ‘‘Souris, tu es maman!”, affirme la jeune mère.
De son côté, Maya a vécu de graves complications médicales dues à son accouchement et reléguant sa santé mentale au second plan. “J’avais peur… je devais absolument me soigner et prendre soin de ma fille en même temps. Je n’avais plus le temps de me soucier de mon bien-être mental. Aucun professionnel ne s’en est soucié d’ailleurs”, témoigne-t-elle.
Pourtant, aux yeux du Pr. Georges Abi Tayeh, cette négligence est inacceptable. Il déplore le manque de moyens, mais surtout le désintérêt de certains professionnels. “Rabaisser ainsi une femme qui demande de l’aide peut la détruire. Il existe beaucoup de médecins… disons de techniciens, qui ne voient pas le patient comme une entité globale et qui manquent cruellement d’initiative”, tranche-t-il.
Selon lui, rares sont les maternités au Liban qui assurent un encadrement psychologique aux femmes qui viennent d’accoucher. À l’Hôtel-Dieu, où il exerce, un suivi minutieux des nouvelles mères a été mis en place. “Nous avons instauré un test permettant de déterminer si une femme qui vient d’accoucher présente des risques de souffrir d’un baby blues ou d’une dépression post-partum. Nous les écoutons et les encadrons de près.”
Libérer la parole
Le Pr. Georges Abi Tayeh souligne notamment que les signes du baby blues sont souvent difficiles à détecter, surtout lorsque les femmes ont honte d’en parler. “Certaines femmes n’osent pas consulter par peur d’être perçues comme folles, ce qui complique leur rétablissement”, explique-t-il. Il encourage ainsi toutes les nouvelles mères ressentant des symptômes du baby blues – troubles du sommeil, perte d’appétit, grande nervosité – à ménager leur physique, à consulter sans tarder et à en parler.
En parler… c’est ce qui a sauvé Geoana et Maya.
Après avoir été rabaissée par son gynécologue, Geoana refuse de se laisser abattre et décide de suivre une formation en ligne auprès d’un centre à Londres, afin de devenir elle-même accompagnante post-partum et de s’aider. “Plus je lisais, plus je comprenais. C’est ainsi que j’ai pu faire ma thérapie“, confie la mère, qui a depuis tissé un lien très fort avec son fils.
Aujourd’hui, Geoana Hobeiche s’est donné pour mission d’aider d’autres femmes. Elle a créé une page Instagram pour sensibiliser et encourager les mères à dépasser leur honte. Cette mère de deux enfants offre gratuitement son soutien aux femmes en détresse, confrontées à une réalité encore taboue au Liban.
C’est en s’exprimant que Maya est elle aussi sortie de sa dépression. En écrivant, elle a trouvé sa thérapie. Dans son cadre professionnel et autour d’elle, cette mère n’a jamais eu honte d’en parler. Aujourd’hui, elle écrit pour sa fille, qui vient tout juste d’avoir six ans. “Je lui ai tout raconté. Je ne veux rien lui cacher. Un jour, quand elle sera plus grande, elle lira tout et sera une femme forte!”, assure Maya, qui invite toutes les mères à faire de même.
“Il faut libérer la parole… il faut que ces femmes, que ces mères… dépassent la honte et en parlent!”, conclut-elle.
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