
Engagée depuis plus de dix ans dans la lutte contre l’exclusion médicale, la professeure Karine Abou Khaled préside l’association Epsilon. À la veille de la 10e Journée scientifique, organisée ce vendredi à l’USJ, Ici Beyrouth revient sur les réalités de l’épilepsie au Liban, les défis quotidiens des patients dans un pays en crise, et le rôle crucial que joue Epsilon sur le terrain.
Il y a l’épilepsie, ses crises, ses peurs, ses stigmates. Et puis il y a le Liban, ses pénuries, ses hôpitaux à genoux, ses familles en errance pharmaceutique. Ce vendredi 23 mai, sur le campus de la Faculté de médecine de l’USJ, l’association Epsilon tiendra sa dixième Journée scientifique, avec un mot d’ordre: «Améliorer la qualité de vie et l’intégration sociale des personnes touchées par l’épilepsie au Liban.»
Par-delà les crises: un combat pour la dignité
Depuis 2014, l’association Epsilon s’est donné pour mission de sortir les patients épileptiques de l’ombre. Fondée – avec d’autres médecins – et présidée par la professeure Karine Abou Khaled, neurologue passionnée et militante infatigable, l’organisation s’est imposée comme un rempart contre l’exclusion médicale et sociale. Elle accompagne les personnes atteintes d’épilepsie sur tous les fronts: soins neurologiques, soutien psychologique, accompagnement juridique, médiation scolaire, plaidoyer politique.
Une urgence que Karine Abou Khaled martèle avec lucidité et émotion. «Une personne sur 26 peut être concernée par l’épilepsie, rappelle-t-elle à Ici Beyrouth. Aucune classe d’école, aucun magasin, aucun immeuble au Liban n’est épargné.» Cette statistique glaçante, pourtant peu connue, traduit l’ampleur d’un mal souvent invisible, mais omniprésent.
Ce qu’est l’épilepsie… et ce qu’elle n’est pas
«Une crise épileptique résulte d’une activité électrique anormale et brutale du cerveau», explique Karine Abou Khaled. Elle peut survenir à tout âge, sans prévenir, et bouleverser en un instant le quotidien d’un individu. Les formes sont multiples: les crises généralisées, qui affectent les deux hémisphères cérébraux, peuvent entraîner perte de connaissance, cyanose, convulsions violentes. Les absences, parfois plus discrètes, provoquent de courtes ruptures de contact pouvant se répéter plus de cent fois par jour. Et puis, il y a les crises focales, qui n’atteignent qu’une zone du cerveau, mais génèrent des symptômes déroutants: odeurs fantômes, sensations d’angoisse brutale, mouvements incontrôlés.
«Imaginez l’impact de telles crises sur la vie quotidienne: le travail, l’école, les relations sociales…», confie la neurologue. Dans un pays comme le Liban, où l’accès aux soins est devenu aléatoire, ce diagnostic devient souvent une condamnation silencieuse.
Le professeur Sami Richa, psychiatre et intervenant lors de la Journée scientifique, tient à lever une autre confusion: «Pour moi, l’épilepsie n’est pas une maladie mentale. Loin de là, il n’y a rien qui dit qu’elle pourrait remplir les conditions d’une maladie mentale. Toutefois, comme le substrat des maladies mentales et de l’épilepsie est le même – c’est-à-dire le cerveau –, forcément, quand on a un problème au cerveau, on peut en conséquence développer des pathologies mentales.»
Ce lien, ajoute-t-il, se manifeste souvent par des épisodes dépressifs sévères chez les patients, accentués par le stigmate, l’isolement et les contraintes de traitement. «La suicidalité peut être beaucoup plus élevée que dans la population générale. Et c’est là qu’il faut intervenir pour éviter que la dépression ne vienne aggraver davantage le pronostic de l’épilepsie.»
Epsilon: une décennie de combat silencieux
Créée en 2014, l’association Epsilon s’est donné pour mission de briser l’isolement des patients et de leurs familles.
«L’épilepsie n’est pas seulement une pathologie neurologique. C’est aussi un enjeu social, économique, éducatif et humain», souligne Karine Abou Khaled.
D’année en année, Epsilon a tissé une toile de solidarité médicale et psychologique: consultations spécialisées gratuites, groupes de soutien, suivis pluridisciplinaires, ateliers éducatifs, aides financières, appels aux dons de médicaments, parfois même importations personnelles via la diaspora libanaise.
L’association a su maintenir son cap, même dans les eaux les plus troubles: crise économique, effondrement de la livre, départ massif des médecins, explosion du port de Beyrouth, pandémie de Covid-19… «En 2019, bien avant que tout n’explose, nous avions déjà perçu les signes d’alerte. Nous avons annulé un événement social et utilisé les fonds pour acheter des médicaments que nous avons ensuite distribués durant les mois critiques de la pandémie», affirme la fondatrice d’Epsilon.
Le scandale d’un abandon
Depuis 2019, c’est une succession de naufrages. La pénurie de médicaments antiépileptiques est devenue chronique. Certains produits ont disparu des rayons. D’autres, importés à prix d’or, ne sont plus à la portée des patients.
«J’ai vu des familles alterner les doses un jour sur deux, ou couper les cachets en deux pour les faire durer. Et bien sûr, cela augmente les risques de crise, de chute, de traumatisme crânien», explique la professeure.
Une étude conduite par Karine Abou Khaled elle-même a révélé un impact alarmant de la crise sur la qualité de vie des patients. «Ce n’est pas un traitement comme les autres. Oublier un comprimé peut entraîner une hospitalisation ou un décès. Le danger de mort est bien réel», souligne-t-elle.
À ses yeux, le Liban traverse une période sans équivalent dans le monde: «Aucun médecin n’a pratiqué dans des conditions pareilles.»
Système D, solidarité et dignité
Dans ce marasme, les «amis d’Epsilon», au Liban comme à l’étranger, ont souvent joué le rôle de réseau de survie. «Des proches, des bénévoles et des touristes rapportaient discrètement quelques boîtes de médicaments dans leurs valises. Nous les triions et les redistribuions selon les besoins précis des patients», révèle-t-elle.
Ce tissu solidaire pallie une absence dramatique de l’État. «C’est grâce aux citoyens que nous avons tenu. Ce n’est même plus de la résilience. C’est de la grandeur», ajoute-t-elle.
Karine Abou Khaled rend également hommage à l’armée libanaise, seule structure ayant su, malgré tout, maintenir l’accès à certains traitements vitaux pour ses soldats.
L’inclusion, un défi sociétal
Ce 23 mai, Rita Mokarzel, chargée de la stratégie de responsabilité sociale chez Epsilon, portera haut les valeurs de l’inclusion et de la déstigmatisation. Elle détaillera les leviers d’un changement durable: adapter les lieux d’enseignement, former les enseignants, sensibiliser les employeurs, informer le grand public, mobiliser les familles, s’appuyer sur les réseaux sociaux et l’art.
Car l’art-thérapie prend ici tout son sens: «Elle permet aux patients de s’exprimer autrement, de se réapproprier leur corps, leur histoire. Elle restaure l’estime de soi, favorise la résilience et tisse du lien», Mme Mokarzel.
Avocate engagée auprès des patients atteints de troubles neurologiques, Me Nay el-Hachem rappelle l’importance d’un cadre juridique garant d’égalité: «Il est crucial de reconnaître que les personnes atteintes d’épilepsie ne doivent pas être définies uniquement par leur condition médicale, mais par leurs capacités, leurs aspirations et leurs droits. La discrimination est un obstacle à l’éducation, à l’emploi, à la pleine citoyenneté. Or, le droit à l’éducation, à la formation professionnelle et à un emploi digne et adapté ne sont pas des privilèges: ce sont des droits fondamentaux. Il faut qu’il y ait un engagement clair des acteurs publics et privés pour garantir une véritable égalité des chances.»
L’école, terrain de lutte et d’espoir
À l’initiative de Karine Abou Khaled, des ateliers de formation ont été organisés – avant la crise – auprès des conseillers scolaires et enseignants du secteur public. Objectif: détecter, accompagner, intégrer. «On a vu une évolution claire des attitudes. On a démystifié les crises. On a armé les adultes face à l’urgence», raconte la fondatrice d’Epsilon.
Dans une société où le regard de l’autre peut blesser plus qu’une maladie, cette démarche est fondamentale.
«Le premier réflexe de certains parents reste parfois de cacher la maladie de leur enfant. Il faut changer cela», ajoute-t-elle.
Chirurgie: dernier recours, rare miracle
Quand les médicaments échouent – ce qui arrive dans 30% des cas –, une évaluation poussée est nécessaire. Imagerie cérébrale, EEG prolongé, analyse par un staff multidisciplinaire: chaque détail compte pour identifier la zone épileptogène. Si les conditions sont réunies, une chirurgie d’exérèse peut être envisagée. Mais les obstacles sont nombreux: prix du matériel, indisponibilité, annulation des opérations «non urgentes» pendant le Covid…
Le professeur Ronald Moussa, neurochirurgien et intervenant lors de la 10e Journée, insiste sur ces défis: «Le traitement chirurgical est coûteux et souvent inaccessible sans soutien. Il nécessite une prise en charge coordonnée, un matériel spécialisé et un accompagnement postopératoire. Nous avons besoin d’un appui réel du ministère de la Santé et des ONG.» «On a continué à opérer autant que possible, mais à un rythme ralenti et avec des moyens réduits», souligne-t-il.
La neurochirurgie, dernier espoir, reste souvent hors d’atteinte sans soutien extérieur.
Et maintenant?
Alors que le Liban tente de sortir la tête de l’eau, Epsilon appelle à un sursaut gouvernemental. «Nous avons besoin d’un soutien du ministère de la Santé, des Affaires sociales, de l’État tout entier. L’épilepsie ne peut plus rester une affaire de bénévoles et de dons de valise», lance Karine Abou Khaled. Le public est invité à écouter, comprendre, interagir. Peut-être aussi à s’engager. «L’épilepsie n’est pas une fatalité. Mais l’indifférence, oui.»
Vendredi 23 mai, les patients parleront, les familles témoigneront.
Et si cette journée faisait enfin des remous dans une mer d’indifférence?
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