
Le développement mondial de la communication et de l’information offre une ouverture illimitée sur une humanité qui a dépassé son Moyen Âge avec ses chasses aux sorcières. Le Liban devra choisir entre intégrer cette évolution ou continuer à être fui par sa population qui ne le reconnaît plus.
En 1915, dans le sillage du grand génocide des Chrétiens d’Orient, Jamal Pacha inventait le concept de l’ennemi. Une arme qui allait s’avérer infaillible et d’une efficacité exemplaire pour l’annihilation de la pensée libre et donc de l’existence. Si, comme l’établissait René Descartes, «je pense, donc je suis», il fallait nous faire cesser de penser pour ne plus exister.
La justice ottomane
Le pacha à qui était confié ce qu’il convenait d’appeler les problèmes arménien et libanais a décrété la France ennemi par excellence. Toute collaboration avec cette entité maléfique conduisait infailliblement au tribunal militaire établi à Aley. Cette cour martiale étendue aux civils était devenue la terreur de la population. Ayant souvent fréquenté les établissements scolaires francophones, tout chrétien était d'emblée un potentiel collaborateur.
Ne pouvant cependant pas trouver de cas d’intelligence avec l’ennemi, le pacha a élargi son concept pour y inclure celui de contact. La moindre correspondance innocente portant une adresse française pouvait impliquer une arrestation et un interrogatoire musclé. Le tribunal de Aley était alors connu comme le lieu d’où l’on ne revenait jamais. Rien que la prononciation du nom de la France faisait trembler. Plus personne ne voulait avoir le moindre lien avec une connaissance, ou même un parent, accusé de contact avec l’ennemi-épouvantail.
Ayant démontré son succès, cet outil du terrorisme intellectuel a été récupéré par les pouvoirs baathistes, gauchistes, arabistes, nasséristes et islamistes pour imposer leur domination maléfique. Aucun moyen n’était aussi ingénieux pour isoler la population du reste de la planète et pour la terroriser légitimement en s’appuyant sur la loi, la justice et la légalité.
Le terrorisme intellectuel
En raison de la pénurie d’affaires de collaboration, les services se replient sur les cas de contact avec l’ennemi. Pour faire trembler les plus petits, on donne l’exemple avec les plus grands. En 2022, les services inféodés au Hezbollah s’en prenaient à l’archevêque maronite de Haïfa et de Terre Sainte, s’inspirant encore une fois de Jamal Pacha qui avait fait exécuter monseigneur Youssef Hayek en 1915, pour intelligence avec l’ennemi.
Une simple photographie d’une fille de 20 ans dans un concours de beauté auprès d’une jeune Israélienne suffit pour la terroriser avec le reste de sa famille et de sa communauté. Mais ayant bien saisi la menace, tout le monde a appris à éviter l’inévitable. C’est là que le génie des chasseurs aux sorcières s’est encore dépassé en créativité. Après l’intelligence (al-taamol) et le contact (al-tawasol), il a élaboré la notion d’empathie (al-taatof).
Cette formule est la plus machiavélique, car elle ne concerne plus l’acte (action ou communication) mais le simple sentiment. Si l’on peut être jugé sur ce que l’on ressent, le seul moyen de se protéger est de ne plus ressentir, et donc de ne plus réfléchir… de ne plus penser. Cette menace nous fait comprendre que seule notre présence biologique est tolérée, mais sans la moindre dimension culturelle ou identitaire.
La laïcité fictive
L’islamiste se prétend tolérant envers les gens du Livre, et l’arabiste se prétend laïc. Ils tolèrent la foi chrétienne et toutes ses pratiques religieuses aussi longtemps que celle-ci ne suppose pas de particularités culturelles et identitaires, et n’implique surtout pas de convictions politiques distinctes. Or, nous constatons qu’après avoir ostracisé l’histoire, la langue et les affinités culturelles des chrétiens, l’islamisme messianique (Hezbollah) et l’arabisme laïc s’en prennent à leur doctrine et à leur spiritualité. Ils contraignent le chrétien à intégrer des notions contraires à ses valeurs et à l’essence de sa foi érigée en amour absolu.
Car les seuls moments où l’ennemi est évoqué dans le Nouveau Testament, c’est pour inverser la logique de l’agressivité et de l’ennemi. Le christianisme est un appel radical à l’amour et à une transcendance de la violence.
Nous lisons alors dans l’Évangile selon saint Matthieu: «Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent.» (Mt 5:44-45) Et chez saint Luc: «Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous maltraitent.» (Luc 6:27-28) Et chez saint Paul: «Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger; s’il a soif, donne-lui à boire.» (Rm 12:20)
Lorsque le langage de la violence fait exceptionnellement son apparition dans le Nouveau Testament, comme dans Luc (19:27), il s’agit d’un langage symbolique qui est réservé à des paraboles ou des visions apocalyptiques. Dans le cas de saint Luc, il s’agit justement de la «parabole du roi». Ce n’est donc pas un commandement, mais une parabole qui illustre le jugement eschatologique, et non un appel à la violence humaine.
L’acculturation
C’est par un long processus d’acculturation que nous en sommes arrivés à fustiger quotidiennement celui qui est défini comme ennemi. «Pour liquider les peuples, on détruit leurs livres, leur culture, leur histoire», écrivait Milan Kundera. C’est en effaçant la mémoire, la langue et les repères culturels qu’on peut faire introduire des concepts étrangers et les faire adopter malgré leur incompatibilité. Car «si la pensée corrompt le langage, le langage peut aussi corrompre la pensée», disait George Orwell.
Le choix du vocabulaire devient essentiel. «Faites-leur avaler le mot, vous leur ferez avaler la chose», disait Vladimir Ilitch Lénine. C’est à force de répéter sans cesse les mêmes formules vides et insensées que le peuple finit par les relayer inconsciemment. «Si vous répétez un mensonge assez souvent, disait Joseph Goebbels, ministre du Troisième Reich, il devient vérité.»
Les journalistes de télévision et des médias sociaux reprennent inlassablement le mot ennemi, avec ses épithètes de sauvage et brutal, avec un regard inquisiteur jeté vers l’invité, au cas où ce dernier ne s’élancerait pas dans la diatribe de ce discours moyenâgeux. Leur raison semble anesthésiée ou intoxiquée, comme dirait Victor Klemperer dans son analyse de la propagande nazie, lorsqu’il comparait les mots à «de minuscules doses d’arsenic».
La vision du monde
«Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde», écrivait en 1820 Ludwig Wittgenstein. Et c’est précisément sur le langage que s’est exercé le gros du travail des idéologues de l’islamisme messianique et de l’arabisme laïc. Car c’est bien là que se situent les repères sociaux. Car «le langage est un guide de la réalité sociale», disait Edward Sapir. Et on ne peut négliger l’importance de ce que Benjamin Lee Whorf appelait «le rapport entre la pensée habituelle et le comportement, et la langue».
La culture française et les écoles et médias libanais francophones et anglophones ont permis une certaine libération du discours officiel et de son lexique taillé sur mesure. Pour Wilhelm von Humboldt, «la diversité des langues n'est pas une diversité de sons et de signes, mais une diversité de visions du monde». Ainsi, en lisant nos anciens livres en langue syriaque, nous sommes surpris de découvrir une histoire et une lecture du monde fondamentalement différentes de celles véhiculées par la propagande du XXᵉ siècle. Mais combien de personnes maîtrisent-elles encore cette langue, et combien parmi celles-ci auraient-elles l’audace d’exprimer leurs convictions?
C’est là qu’entre en scène le développement mondial de la communication et de l’information qui offre une ouverture illimitée sur une humanité qui a dépassé son Moyen Âge avec ses chasses aux sorcières. Le Liban devra alors choisir entre intégrer cette évolution ou continuer à être fui par sa population qui ne le reconnaît plus.
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