
Le corps féminin n’est pas un simple objet biologique, il est traversé par des regards, des normes et des silences. De la psychanalyse à la société, cet article explore comment il devient un champ de projections, d’assignations et de résistances.
Le corps féminin n’est pas seulement un corps. Il est mythe, mémoire, matière à fantasmes et à refoulements. Il est souvent là où l’on ne l’attend pas, là où il déborde les mots, échappe aux définitions, résiste à l’assignation. Depuis les fresques rupestres jusqu’aux défilés de mode, depuis les contes jusqu’aux manuels de biologie, le corps de la femme a été dit, montré, morcelé, désiré, puni, orné, masqué, mais rarement écouté.
«On ne naît pas femme, on le devient», écrivait Simone de Beauvoir en 1974. Cette phrase a traversé les décennies et demeure, aujourd’hui, pertinente. Elle ajoutait: «Être femme, ce n’est pas une donnée naturelle, c’est le résultat d’une histoire», soulignant ainsi une chose essentielle: le corps féminin est d’abord le résultat d’un regard, d’un discours et d’une attente. Il n’est pas une donnée brute, mais une construction, parfois dans un calme relatif, d’autres fois dans la violence, qui commence bien avant la naissance et se poursuit tout au long de la vie. La psychanalyse prend le relais en précisant que la femme devient un corps féminin par l’effet du désir de l’Autre, par ce que la société, la mère, le père, le partenaire, l’inconscient projettent sur elle.
Dès l’enfance, le corps des filles est scruté, commenté, comparé. On apprend à «bien se tenir», à ne pas «écarter les jambes», à «faire attention» à sa jupe. L’enfance des garçons, plus libre, apparaît relativement moins exposée. Le corps des petites filles devient très tôt un espace de vigilance, de retenue et de normes. La chair se vit dans l’anticipation du regard de l’autre.
Ce qui trouble dans le corps féminin, ce n’est pas tant ce qu’il montre, mais ce qu’il ne dit pas. L’homme est souvent représenté dans l’histoire comme l’acteur, le sujet, celui qui parle. La femme, elle, est regardée. Elle est silence, opacité, objet du désir ou de la peur. D’où cette formule célèbre du psychanalyste Jacques Lacan: «La femme n’existe pas.» Non qu’elle ne soit pas là, bien sûr, mais parce que ce que nous appelons «la femme» est souvent un masque, une projection, une fiction. Elle n’existe pas comme un tout, comme une essence: elle se dérobe. L’une des grandes figures freudiennes du rapport au corps féminin, c’est l’hystérique. Celle-ci ne simule pas. Elle dit avec son corps ce qu’elle ne peut dire autrement. Paralysies, douleurs, aphonies, spasmes… Le corps devient le théâtre du conflit psychique, un lieu d’inscription du désir refoulé. L’hystérique montre, elle veut faire parler l’Autre: «Dis-moi ce que je suis pour toi.» Elle pose la question du féminin dans sa nudité: que veut une femme?
Ce que l’on appelle «féminin» est alors moins un état biologique qu’une position dans le langage, dans la relation à l’autre. C’est cette part qui accepte de ne pas tout maîtriser, de ne pas tout comprendre, de ne pas tout dire. Ce qui échappe au contrôle, à la norme, au plein. Le féminin est peut-être cela: une façon d’habiter le manque, l’ombre et l’intuition. Une présence sans prise.
C’est pour cela que tant de discours sur les femmes passent à côté. Parce qu’ils veulent définir. Alors que le corps féminin, dans son expérience la plus intime, ne se laisse jamais vraiment réduire. Il est toujours un peu ailleurs, dans la sensation, dans la blessure, dans le fantasme et le rêve. Nous savons maintenant que le corps humain n’est jamais purement biologique. Il est structuré par le langage. Le sujet n’habite pas son corps comme un objet naturel, mais comme un territoire traversé par des signifiants tels que «femme», «mère», «féminine», «désirée», «sale», «sainte», «féconde», «interdite», «prostituée», etc.
S. Freud fut l’un des premiers, au début du 20ème siècle, à approcher le corps féminin comme un lieu de conflits et de désirs inconscients. Mais il y alla avec ses mots d’homme viennois de son temps, et son hypothèse de l’absence de pénis fit couler beaucoup d’encre. Ce qu’il croyait pointer comme «envie du pénis» parlait, peut-être, d’une société patriarcale où l’homme détenait le pouvoir symbolique. Derrière cette «envie» se cachait moins une biologie qu’un rapport à l’exclusion, à la non-représentation.
Lacan, plus tard, prit cette idée et la renversa. Le féminin, selon lui, n’est pas un défaut, mais une énigme. Non pas une absence, mais une autre manière d’être au monde, d’être au désir. Le féminin ne se laisse jamais réduire à une identité unique, à une totalité. Il échappe aux catégories fixes. Il est ce lieu où le langage bute, où la jouissance déborde les mots, où la loi vacille.
Avec Françoise Dolto, une autre lumière fut jetée sur ce corps énigmatique, celle de l’enfance. Elle y vit une aventure du langage, un récit en formation. Dolto a introduit une idée capitale, celle de l’image inconsciente du corps, c’est-à-dire la manière dont l’enfant, fille ou garçon, se représente son propre corps à travers le regard, les mots, les gestes de ceux qui l’entourent. Encore une fois, le corps est senti, imaginé, rêvé, interprété.
Pour une petite fille, cette image se construit souvent dans un miroir brisé. On lui montre son corps, mais on l’éduque à s’en méfier, à le contenir, à le rendre désirable sans excès, à l’offrir sans le donner. Ce paradoxe fondamental crée un malentendu intime, une distance entre ce que le corps ressent et ce qu’il doit signifier. Dolto voyait bien que nombre de symptômes corporels chez les femmes, (troubles alimentaires, douleurs inexpliquées, stérilités symboliques), naissaient de cette fracture entre le corps vécu et le corps social.
Dans un entretien accordé à La Croix en 2015, la psychanalyste Jeanne Defontaine confiait: «Chez les jeunes filles, le corps devient un langage de remplacement. Quand les mots sont absents ou interdits, c’est la peau qui parle, ou bien l’absence de corps, ce refus de manger, de sentir, de vivre dans sa chair. C’est un corps criant sans voix.» Ces «corps-messages» qu’elle évoque ne cherchent pas à séduire, mais à dire la honte, l’exil, l’effacement. À dire qu’elles n’en peuvent plus d’être assignées à une forme, à une norme, à une féminité de vitrine.
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