Charge mentale: le symptôme silencieux du désir féminin
La charge mentale, c’est plus qu’une fatigue, c’est un symptôme du désir féminin. ©Shutterstock

Au-delà de l’épuisement quotidien, la charge mentale révèle une organisation inconsciente: devoir anticiper, penser pour l’autre, satisfaire les besoins de tous. Un symptôme? La répétition d’une place assignée, parfois intériorisée dès l’enfance, entre culpabilité et besoin d’être aimée.

La «charge mentale» est devenue, dans le discours contemporain, un mot-valise qui désigne l’invisible fardeau des femmes, ce travail de l’esprit qui consiste à planifier, anticiper, surveiller, penser pour les autres. Elle est décrite comme un poids psychologique, mais aussi comme un parasite qui occupe sans cesse l’espace psychique.

La psychanalyse invite à voir dans ce phénomène non pas uniquement une simple inégalité domestique, mais plutôt un symptôme, c'est-à-dire une solution de compromis par laquelle l’inconscient trouve à s’exprimer sans se dire directement. Le symptôme a toujours une double face: il pèse sur le sujet mais il traduit aussi son désir.

La charge mentale fonctionne exactement ainsi: elle apparaît aliénante tout en portant une vérité intime. Elle révèle que le sujet féminin ne se limite pas à l’exécution d’actes, à penser pour les autres, mais que son inconscient a trouvé dans cette position une place signifiante.

Freud rappelle que le féminin se construit dans une dialectique complexe entre désir propre et désir de l’Autre. Ce que l’on appelle aujourd’hui charge mentale peut être lu comme la traduction d’un désir féminin qui se plie à l’Autre.

Être femme, au sens psychanalytique, ne se réduit pas à une biologie ni à une assignation sociale, encore moins à une apparence physique. C’est une position subjective. La psychanalyste Hélène Deutsch insistait sur l’investissement maternel comme un destin possible du féminin; la femme s’oriente vers le soin de l’autre, non seulement par nécessité sociale, mais parce qu’elle y trouve une voie d’accomplissement psychique. La charge mentale peut apparaître comme la version moderne, sécularisée. La femme contemporaine, même lorsqu’elle travaille, continue d’habiter cette position maternelle élargie. Elle se reconnaît dans le fait de prévoir, d’anticiper et d’incarner ce rôle de présence et de soutien. Mais cette orientation n’est pas sans risque; elle peut glisser vers l’effacement du moi propre, jusqu’à une sorte de sacrifice silencieux.

Lacan, en parlant du désir de l’Autre, éclaire ce point: le féminin trouve sa place dans ce souci de l’autre, mais ce souci peut devenir un piège. Le sujet croit désirer pour lui-même, mais il désire à travers l’Autre. La charge mentale est alors le lieu où s’articule cette ambiguïté, à la fois désir affirmé (être indispensable, être celle qui pense pour l’autre) et aliénation (se perdre dans le désir de l’autre).

Freud remarquait déjà que certains symptômes hystériques étaient «silencieux», se logeant non pas dans le langage explicite mais dans des conduites, des actes répétitifs. La charge mentale s’inscrit dans cette logique, elle se vit en silence. Cette discrétion est significative. Le symptôme se joue hors de la scène du discours. Deutsch, en décrivant la «personnalité as if» (ces femmes qui paraissent parfaitement adaptées tout en étant intérieurement vides) montrait que la femme pouvait habiter un espace d’apparente normalité, mais au prix d’un effacement subjectif. La charge mentale peut être l’une de ces apparences de normalité où tout semble aller bien, tout roule, mais au prix d’un silence qui ronge.

Lacan dirait que ce silence est celui du réel, ce qui échappe au langage, ce qui insiste sans se dire. La femme qui porte la charge mentale n’élève pas toujours la voix. Elle supporte, elle se tait, et ce mutisme est précisément la marque du symptôme, une vérité qui ne passe pas par le dire mais par l’agir.

La psychanalyse lacanienne a ouvert une voie essentielle pour comprendre l’ambivalence de la charge mentale. Lacan évoque, dans le Séminaire Encore, une jouissance féminine au-delà du phallus, une jouissance «autre», non réductible au langage et au cadre symbolique masculin. Cette jouissance est infinie, illimitée, parfois proche du mystique. La charge mentale pourrait être l’un des lieux contemporains de cette jouissance. Porter sans cesse les autres, anticiper, ne pas se reposer… il y a dans cette illimitation une ivresse méconnue. Nombre de femmes témoignent de ce paradoxe: elles souffrent de leur charge mentale, mais elles auraient du mal à la lâcher, car elle leur donne aussi une place, une intensité, une consistance.

La psychanalyste Janine Chasseguet-Smirgel, dans Le féminin et la perversion, relève que ce rapport au féminin peut glisser vers une aliénation perverse: la femme se réduit alors à n’être que pour l’autre, perdant sa subjectivité propre. La charge mentale devient alors un terrain où se joue ce risque: la femme croit exister dans sa fonction, mais elle disparaît comme sujet.

Cette tension entre jouissance et aliénation est au cœur du symptôme, on y trouve une puissance, mais aussi une dépossession. Le féminin, ainsi, se révèle comme oscillation entre être au service de l’autre ou rechercher sa liberté.

Mais le symptôme peut se transformer par la parole vraie. La thérapie analytique n’ôte pas le symptôme, mais elle le déplace et l’éclaire. Dans le cas de la charge mentale, l’enjeu est d’oser dire combien ce fardeau porte le poids de l’effacement. Ce passage du silence à la parole est essentiel. Car la charge mentale est précisément un symptôme silencieux. La psychanalyse, en donnant la possibilité de le dire, permet déjà un allègement.

Deutsch soulignait que l’accomplissement maternel pouvait être une voie de bonheur, mais seulement s’il était reconnu comme désir propre, et non comme une aliénation. L’analyse permet de distinguer ce qui relève du désir subjectif, de ce qui relève du désir de l’Autre.

Chasseguet-Smirgel, en explorant les dérives du féminin, montre le danger de l’engloutissement, celui de devenir objet et de s’oublier dans le sacrifice. L’écoute psychanalytique aide à reconnaître l’ambivalence, à admettre le plaisir à porter la charge, mais aussi à refuser que ce plaisir devienne une servitude.

Lacan, enfin, ouvre la voie d’une subjectivation nouvelle: reconnaître dans la charge mentale une jouissance «autre», mais ne pas s’y perdre. Dire son désir, c’est desserrer l’étau. La femme peut continuer d’habiter ce rôle de soutien, si elle le désire, à condition de ne pas s’y réduire.

Car la charge mentale n’est pas un simple problème domestique. Elle est une voie d’accès à l’inconscient féminin, à son désir, à sa jouissance, mais aussi à son aliénation.

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