L’addiction, ou le cri d’un sujet en détresse
Et si l’addiction n’était pas une question d’excès, mais une tentative désespérée de combler un vide? ©Shutterstock

Loin d’être un simple excès, l’addiction révèle une détresse intime et silencieuse. À travers le prisme de la psychanalyse, ce phénomène s’éclaire autrement: il devient l’expression d’un manque fondateur, inscrit dès l’enfance, et la tentative désespérée d’un sujet en quête de sens face au vide. Ce premier volet remonte aux origines de l’addiction, entre trauma, pulsion et rapport précoce à l’autre.

Et si l’addiction n’était pas un excès, mais un appel muet à combler une absence? Dans une lecture psychanalytique, la dépendance devient le langage d’un corps abandonné par le symbolique. L’analyse psychanalytique explore les racines inconscientes de l’addiction, son rapport au trauma et au lien maternel.

Pour comprendre l’addiction, il faut la comprendre comme une tentative de survie à un vide psychique. Là où la médecine parle de dépendance à une substance, la psychanalyse cherche le sujet derrière le symptôme. Le terme même d’«addiction», issu du latin addicere («se dire à», «être livré à») indique un assujettissement. Non pas tant au plaisir, comme on serait tenté de le croire souvent, mais à un besoin de survivre à une douleur primitive.

L’addiction peut être décrite comme une compulsion à agir, une répétition d’un acte visant une décharge immédiate, souvent au prix d’un effondrement différé. Le plaisir, s’il est là, est secondaire. Ce qui prime, c’est l’urgence. L’addict ne diffère pas, il agit. Et ce passage à l’acte est un langage que la parole n’a pas su prendre en charge.

S. Freud avait noté que les toxicomanes cherchaient moins le plaisir que la suppression de la douleur. Il parlait d’un retour au «principe de Nirvana», c’est-à-dire à l’effacement de toute tension, une sorte de pulsion de mort douce. L’objet de l’addiction (alcool, drogue, sexe, écrans, nourriture, travail, etc.) est une échappatoire. Ce qui est visé, c’est la disparition de soi dans une jouissance sans autre. L’addict ne cherche pas à vivre plus intensément, mais à éteindre la voix du manque.

En 1915, dans Pulsions et destins des pulsions, Freud distingue le besoin, lié à une satisfaction biologique ou tangible, du désir lié au manque structuré par le langage. L’addiction, elle, ne s’inscrit dans aucun des deux. Elle prend racine dans une pulsion qui tourne à vide, sans objet stable ni représentation. Il y voit une régression au stade oral, une quête immédiate, mais aussi un refus du manque, de la castration symbolique. L’objet addictif devient substitut du sein maternel, à la fois nourrissant et envahissant.

La pulsion, écrit Freud, est une poussée somatique qui exige satisfaction. Elle est orientée vers un but, mais son objet peut être interchangeable. Dans l’addiction, le but est fixe (se dissoudre, s’éteindre, se soulager) mais l’objet est variable (alcool, sucre, sexe, substances, cigarettes, etc.) Cette substitution permanente indique une difficulté à lier la pulsion à un objet stable, symboliquement inscrit.

La compulsion à consommer révèle l’échec de la symbolisation. Le sujet ne peut pas penser sa perte. Il ne peut pas rêver. Il ne peut pas différer. Il agit. L’état maniaque, souvent associé aux conduites addictives, est une défense contre la dépression. C’est une fuite en avant pour ne pas tomber dans l’abîme du manque. L’addiction appartient à une zone intermédiaire entre le symptôme hystérique qui parle et le symptôme organique qui ne le peut pas. Elle ne fait pas récit, elle fait rituel. Elle échappe à l’élaboration psychique. Le drame sous-jacent est souvent celui d’un trauma non symbolisé: perte précoce d’un objet parental aimé, abandon, carence affective, intrusion ou abus dans l’intimité psychique ou corporelle de l’enfant, etc. L’addiction est un compromis pathologique, une stratégie de survie qui permet d’éviter l’effondrement psychique.

On voit ainsi combien l’addiction ne relève pas d’un choix ou d’une passade, mais d’un cri archaïque, souvent tissé dès les premiers temps du lien à la mère. Essayons d’en comprendre l’origine.

On ne naît pas addict. On le devient à la croisée de failles précoces, de traumas muets, et de contextes environnementaux nocifs.

Le premier lieu où se tisse la capacité à supporter la frustration est la relation mère-enfant. Dans sa relation primaire à une mère «suffisamment» bonne ou à son substitut, souvent avant même que le langage n’ait été maîtrisé, le bébé apprend que le manque peut être toléré, que la frustration est suivie de satisfaction. Il découvre le différé, l’attente, le rythme. Mais si la mère est absente, incohérente, intrusive ou défaillante, le bébé ne peut pas intérioriser cette régularité. Le manque devient une blessure vive, un trou noir. Plus tard, l’adulte cherchera à fuir ce trou, à l’anesthésier, à le remplir par un acte répété. Ce manque, plus tard, reviendra comme un vide effrayant que l’addiction cherchera à combler.

À l’adolescence, ce vide se réveille. Le corps change, le rapport à la sexualité se transforme, la pensée s’autonomise. Mais pour beaucoup, ces bouleversements réveillent des angoisses archaïques, réactivant les fragilités. Le jeune cherche alors à se définir contre, à s’affirmer dans le risque, à calmer une angoisse identitaire. Drogue, alcool, scarifications, jeux extrêmes deviennent les voies de ce combat intérieur.

Ce n’est pas un hasard si la majorité des addictions débute à l’adolescence. La société de la consommation contemporaine, avec ses injonctions paradoxales («sois libre mais performant», «sois unique mais conforme»), rend cette traversée encore plus périlleuse. Le sujet adolescent, encore en construction, est happé par des objets séducteurs qui promettent tout mais ne symbolisent rien.

 

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