Le «doomscrolling» ou le métronome de l’angoisse
Pourquoi passons-nous des heures à faire défiler des infos anxiogènes la nuit ? ©Shutterstock

Néologisme symptomatique de notre époque, le doomscrolling désigne cette dérive compulsive qui pousse à scruter l’actualité anxiogène, entre quête de sens, tentative d’apaisement et spirale d’angoisse.  

Le doomscrolling est un néologisme qui associe la noirceur de doom (funeste, malédiction, effondrement) au geste de scroll, ce glissement du doigt qui déroule la page. Il a désormais sa place dans les dictionnaires anglais. Le Merriam-Webster définit to doomscroll comme «passer un temps excessif en ligne à faire défiler des contenus qui rendent triste, anxieux ou en colère». L’Oxford parle de «faire défiler et lire en continu des nouvelles déprimantes». Dictionary.com souligne la dimension compulsive, nourrie par l’attente du pire.

L’histoire immédiate du terme épouse nos crises les plus récentes. Popularisé en 2020 au rythme de la pandémie, il circulait déjà sur Twitter en 2018, avant de se fixer comme un usage courant au cœur des confinements, d’un état d’alarme prolongé, des crises sociales ou économiques, et encore plus récemment dans notre région, d’images montrant cadavres, destructions et misères. Les chercheurs soulignent son association avec l’angoisse, la santé psychique, le sentiment d’impuissance, voire de fatalité.

En fouillant dans le web, on trouve les expressions suivantes: «Je me suis surpris à doomscroller jusque tard dans la nuit», «Depuis la guerre, ma journée se passe en doomscrolling», ou encore: «J’essaie de couper cette obsession, mais à chaque notification je replonge». L’emploi fluctue comme verbe (doomscroller, j’ai doomscrollé), comme nom («le doomscrolling m’épuise»), parfois comme adjectif («ambiance doomscroll»), et révèle une tonalité affective de gravité, de fascination voilée, d’impossibilité d’arrêter, C’est la rotation même d’une spirale devenue compulsive.

Imaginez la scène suivante: le corps est immobile, l’index ou le pouce deviennent métronome, la lumière bleutée de l’écran découpe la nuit et substitue au dehors un flux algorithmique infini. À l’horizon, pas de point d’orgue, seulement le prochain «encore». Comment comprendre ce phénomène?

On peut entrevoir le doomscrolling comme un mécanisme de défense contre l’angoisse. Il comporte donc un aspect protecteur puisqu’il procure un semblant de maîtrise et une accalmie temporaire, mais il devient néfaste lorsqu’il fige le sujet dans la répétition, augmente l’anxiété et appauvrit le lien au réel, la main déroulant l’écran comme on soulève, page après page, un rideau de catastrophes.

Sous ce geste si contemporain, quelque chose de très ancien travaille. Freud dirait que notre appareil psychique dresse un pare-excitation, c'est-à-dire une saturation des sens avec un bruit maîtrisable pour amortir un vacarme plus intime. À la place d’une angoisse diffuse, on convoque des faits, des chiffres, des cartes, des fils en direct. L’informe devient informé, l’inquiétude change de texture, passe du corps à l’esprit, du battement cardiaque aux paragraphes. L’illusion de maîtrise s’installe, «si je sais tout, je tiendrai le coup». L’intellectualisation accomplit son office, mettant à distance l’affect, l’isolant, le rendant tolérable. Et le rituel lui-même – tapoter, faire glisser, cliquer – prend la douceur mécanique d’un bercement, un micro-apaisement, une couture provisoire sur une béance plus large.

Cette défense, pourtant, a son envers. À force de revenir vers le pire, de chercher la mauvaise nouvelle suivante comme on chercherait le point exact d’une douleur, on ravive ce qu’on croyait éteindre. La répétition prend le pouvoir. On relit la même alerte formulée autrement, on parcourt les mêmes images avec d’infimes variations, on attend l’actualisation qui donnera le sentiment d’être enfin «à jour». C’est une maîtrise paradoxale qui tient l’angoisse à l’œil, mais qui l’alimente simultanément.

En 1920, S. Freud décrivait la compulsion de répétition comme ce retour obstiné du sujet vers ce qui le heurte, comme s’il tentait de maîtriser l’angoisse en rejouant la scène qui l’a causée et, de cette façon, chercher à la métaboliser. Sur l’écran, on scroll pour sonder l’actualité du désastre, persuadé que savoir un peu plus (un chiffre, une vidéo, une info) apaisera l’anxiété. Mais, en réalité, la répétition seule n’y parvient pas. À chaque balayage, l’appareil livre non une réponse, mais une relance, un supplément d’inquiétude qui exige sa dose suivante.

Cette pente vers laquelle nous nous sentons attirés est proche de la pulsion de mort, c'est-à-dire d’une descente vers l’inertie, vers l’«au-delà du principe de plaisir». Parcourir sans répit des récits d’effondrement et de menaces entretient une proximité avec le catastrophique. Il s’y joue une jouissance morbide, une manière de rester collé à ce qui fait mal.

Ce geste, au fond, parle d’un manque de protection. D. Anzieu aurait parlé d’un Moi-peau fissuré, l’écran devenant membrane de fortune, tégument lumineux qui recolle les bords du sujet quand l’époque ébrèche ses contours. On s’y frotte pour sentir que l’on tient ensemble, et l’on ne sent bientôt plus que ce frottement. Dans cette économie de survie, chaque alerte rassure et effrite tout à la fois. W. Bion dirait que l’on cherche un contenant, mais que l’on tombe sur un amplificateur qui, au lieu de contenir l’angoisse, ajoute des angles, des arêtes. La pensée ne rêve plus, elle réagit, surchargée de ces «éléments bêta» laissés à l’état brut.

Lacan rappelait que le savoir n’est pas transparent, il est érotique, conflictuel, parfois persécuteur. Le «tout savoir» qui obsède le sujet – lever le voile, voir derrière le rideau – est aussi ce qui l’expose à l’insupportable. Le doomscrolling apparaît alors comme une quête sans fin du savoir-de-trop, ce savoir qui ne délivre jamais et qui, au contraire, exige de nouvelles preuves. Les notifications fonctionnent comme oracles, promettant une vérité imminente, mais délivrant une attente redoublée.

Le surmoi joue également dans cette conduite qui utilise la langue des injonctions sociales. «Si tu ne t’informes pas, tu es un mauvais citoyen», «il faut être au courant de ce qui se passe et de ce qui se dit», «tu ne peux pas fermer les yeux comme si la situation était normale». Le doomscrolling prend ainsi un aspect moral, on se juge soi-même, on s’oblige à rester relié au malheur du monde pour être proche du drame. Et quand on coupe, la culpabilité souffle: «Et si j’ai manqué quelque chose d’important?» ou «suis-je donc si insensible?». L’infini du scrolling épouse ainsi l’infini psychique, il n'y a plus de bas de page, le manque s’impose toujours. On se réfugie dans un «faire» sans fin,

Pour conclure, nous pouvons dire que le doomscrolling est une invention de notre époque pour répondre à une angoisse de notre temps. Il ne s’agit pas de la disqualifier puisqu’elle peut être une protection, bricolée tant bien que mal, mais qui se retourne en nuisance quand elle remplace la mise en sens par la pure répétition. La visée n’est pas d’éradiquer le geste, mais de lui rendre sa place. C’est un moyen de tenir l’angoisse à distance, non de l’installer à demeure. Entre la curiosité légitime et l’aimantation au funeste, il y a la mince épaisseur du sujet parlant. C’est cette mince épaisseur qu’il faut renforcer, mot après mot, souffle après souffle, afin que le fil des nouvelles cesse d’être une menace d’effondrement.

 

Les néologismes numériques: entre langage courant et inconscient

Doomscrolling, benching, orbiting, love bombing… Ces termes, nés sur le Web, ont glissé dans le langage courant et s’imposent comme une grammaire affective inédite. On dit désormais: «Le soir, au lieu de dormir, je doomscrolle les infos, c’est addictif», pour décrire l’irrésistible besoin de faire défiler des nouvelles anxiogènes. On bench sa copine sans s’engager, on orbite un ami en restant à distance, on subit un love bombing suivi d’un silence brutal.

Ces mots ne sont pas de simples outils: ils cristallisent les symptômes d’une époque où le désir se segmente, la peur du lien se met en scène, l’attente se performe. Ils dévoilent les stratégies de l’évitement, le manque, l’intermittence du désir. Le symptôme, aujourd’hui, s’écrit à coups de hashtags et se partage, prêt à devenir viral.

 

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