
À mesure que la guerre en Ukraine aborde sa quatrième année, la perspective d’une livraison de missiles américains Tomahawk à Kiev suscite autant d’espoirs que de réserves. Pour certains, cette arme de précision, emblématique des interventions américaines, pourrait redonner à l’armée ukrainienne un avantage stratégique face à une Russie épuisée. Pour d’autres, il s’agit surtout d’un signal politique destiné à influer sur d’éventuelles négociations à venir. Ces missiles pourraient-ils renverser l’équilibre du conflit?
Une arme de précision à longue portée
Le Tomahawk est un missile de croisière subsonique en service depuis plus de quarante ans. Conçu pour être lancé depuis des navires ou des sous-marins, il peut parcourir jusqu’à 1.600 kilomètres à une vitesse de 880 km/h, en volant à basse altitude pour échapper aux radars.
Depuis la mise en service du Tomahawk, 8.959 exemplaires ont été produits, dont plus de 2.350 ont été tirés depuis la guerre du Golfe en 1991, selon des documents budgétaires de l’US Navy cités par l’AFP.
Un modèle équipé d’une charge nucléaire avait existé avant d’être retiré en 2013. La cinquième génération, déployée depuis 2021, permet de rediriger le missile après le tir et d’ajuster sa trajectoire en vol. Son coût unitaire atteint environ 2,5 millions de dollars. Capable d’emporter une charge explosive de 450 kg, il est conçu pour détruire des infrastructures fortifiées: bases aériennes, centres de commandement, batteries anti-aériennes ou installations stratégiques.
Un avantage stratégique potentiel pour Kiev
Pour l’Ukraine, le principal atout de cette arme réside dans sa portée, cinq fois supérieure à celle du missile sol-sol ATACMS que Washington lui livre depuis 2023.
L’Institute for the Study of War (ISW) estime que Kiev pourrait, grâce au Tomahawk, viser plus de 1.600 cibles en Russie, dont 67 bases aériennes situées bien au-delà de Moscou. Une telle capacité de frappes profondes donnerait à l’armée ukrainienne la possibilité d’attaquer les dépôts logistiques et les centres de communication russes sans pénétrer l’espace aérien ennemi. Une utilisation maîtrisée du Tomahawk contraindrait également Moscou à disperser massivement ses défenses anti-aériennes, à réorganiser ses réseaux de commandement et à renforcer la protection de son territoire intérieur.
Ce déplacement de ressources, dans une guerre déjà coûteuse pour la Russie, constituerait en soi un succès stratégique pour Kiev.
Des contraintes logistiques et industrielles majeures
Le rêve ukrainien se heurte, toutefois, à des réalités industrielles et logistiques. Comme le rappelle la chercheuse Stacie Pettyjohn du Center for a New American Security (CNAS), citée par l’AFP, les États-Unis ne disposent pas de stocks illimités: la marine américaine n’a commandé que 57 missiles pour 2026, un volume insuffisant pour permettre à Raytheon d’en lancer une production de masse.
Le problème se complique encore avec la question des lanceurs. Le Tomahawk a été conçu pour être tiré depuis la mer. Or, l’armée américaine ne dispose que de quelques lanceurs terrestres. Adapter le système à des plateformes ukrainiennes exigerait un long entraînement, un soutien technique et des garanties de sécurité, autant d’obstacles qui retarderaient tout déploiement concret.
Des capacités ukrainiennes déjà en essor
Même sans Tomahawks, l’Ukraine a déjà développé une capacité croissante à frapper loin. Selon le général Schill, les ingénieurs ukrainiens ont conçu leurs propres missiles de croisière, notamment le modèle Flamingo, capable d’atteindre des cibles situées à plusieurs centaines de kilomètres.
Ces armes indigènes, combinées aux drones longue portée et aux ATACMS américains, constituent déjà un arsenal capable d’affaiblir les positions russes. Dans ce contexte, les Tomahawks représenteraient davantage un atout symbolique qu’un tournant militaire.
Une Russie à bout de souffle
Moscou a immédiatement dénoncé une «nouvelle escalade». Le président russe, Vladimir Poutine, a menacé de rompre les relations bilatérales si les Tomahawks étaient livrés à Kiev, et Dmitri Medvedev, vice-président du Conseil de sécurité russe, a évoqué une possible riposte nucléaire.
Pourtant, la Russie a souvent tracé des «lignes rouges» pour finalement les ignorer: ni les chars Leopard, ni les F-16, ni les ATACMS n’ont provoqué la réaction cataclysmique annoncée.
Le véritable danger réside moins dans la menace nucléaire que dans une intensification des frappes russes sur les infrastructures ukrainiennes, notamment énergétiques, destinée à décourager Washington d’aller plus loin.
D’ailleurs, l’Atlantic Council souligne l’affaiblissement structurel de l’armée russe. Plus d’un million de soldats auraient été tués ou blessés depuis 2022. Pour compenser ces pertes, le Kremlin recrute désormais massivement des combattants étrangers: Cubains, Nord-Coréens, Indiens ou Africains. Le think tank américain estime que jusqu’à 20.000 Cubains auraient été enrôlés, tandis que la participation d’unités nord-coréennes a été confirmée par Poutine en avril 2025.
Cette dépendance croissante aux mercenaires illustre la fragilité d’une armée russe qui peine à maintenir la pression sur le front. Dans ce contexte d’usure, toute amélioration du potentiel de frappe ukrainien – fût-elle limitée – pourrait avoir un effet psychologique disproportionné.
Une valeur avant tout politique
Sur le plan stratégique, de nombreux experts insistent sur la portée politique plus que militaire d’un tel transfert. Le général Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de terre française, cité par l’AFP, rappelle que «le Tomahawk n’est pas une arme miracle qui va gagner la guerre». Son emploi aurait d’abord valeur de message: une manière pour le président américain Donald Trump de faire pression sur Vladimir Poutine.
La promesse d’une éventuelle livraison serait surtout un signal adressé au Kremlin: celui d’un soutien occidental qui ne faiblit pas, mais aussi d’une volonté de maintenir un rapport de force favorable avant d’envisager la paix. Cette diplomatie des missiles, à défaut de changer le champ de bataille, façonne la psychologie du conflit.
Ainsi, les Tomahawks ne suffiront pas à eux seuls à changer le cours de la guerre. Leur efficacité dépendra de leur intégration à une stratégie globale combinant renseignement, artillerie, défense anti-aérienne et innovation technologique.
Mais leur éventuelle livraison aurait une portée symbolique majeure: celle d’un engagement occidental réaffirmé au moment où la Russie montre des signes d’épuisement. À court terme, l’effet serait avant tout politique. À long terme, il pourrait contribuer à fragiliser la position du Kremlin, ouvrant la voie à une issue négociée.
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