Le «benching » ou la mise en réserve de l’autre
Le « benching », ou l’art de garder l’autre en réserve sans jamais s’engager. ©Shutterstock

Dans l’ère numérique, le benching s’impose comme une forme subtile de gestion de l’attente amoureuse. Entre présence intermittente et désir ajourné, il traduit une économie relationnelle moderne, où l’incertitude tient lieu de lien et de pouvoir.

Dans le nouveau dictionnaire numérique que nous tentons de décoder, «bencher» signifie placer quelqu’un «sur le banc», comme un joueur que l’on ne renvoie ni au vestiaire ni sur le terrain, mais qu’on garde échauffé, disponible, en suspens. Le benching n’est pas l’anéantissement radical du lien comme le ghosting, ni sa congélation déclarée tel l’icing. C’est une économie de l’entre-deux, une gestion parcimonieuse de la présence qui alimente le possible tout en ajournant le présent. L’autre est là, mais à portée de main seulement en fonction de mon bon plaisir. Le banc devient un opérateur psychique qui ordonne le temps de la demande et celui de l’offre, calcule la distance nécessaire pour rentabiliser l’attention, institue une défense contre l’angoisse de la promesse, et parfois devient la scène d’un petit théâtre de douce cruauté.

On «benche» un partenaire potentiel quand on entretient, par touches légères (messages espacés, réactions à une story, emojis, «Hey, tu vas bien?»), une lueur de possibilité, sans franchir le seuil d’une rencontre avérée, ni clarifier l’intention. Dans le langage courant: «Il me benche» signifie: «Il me garde en réserve, il m’écrit juste assez pour que je ne parte pas, mais pas assez pour que ça commence».

À la différence du breadcrumbing (rappelez-vous: les miettes de pain laissées pour maintenir l’autre sur le qui-vive), le benching suppose une intention plus structurée qui est celle de préserver un vivier relationnel, une sorte de banque d’options. Il épouse l’architecture des plateformes avec des profils multiples, un chat persistant, un calendrier liquide, une mise on hold.

Dans Pour introduire le narcissisme, Freud décrit le va-et-vient entre amour de l’autre et amour de soi. Le benching maximise le retour narcissique à faible coût, l’objet en réserve miroite une valeur imaginaire («j’ai de l’emprise», «je peux plaire», «je suis choisi potentiellement») sans que le sujet s’expose à la castration symbolique de l’engagement. Chaque petit signe reçu (un «vu», un like, un « how are you? ») répète l’assentiment de l’Autre («tu comptes encore»). Ce processus maintient l’objet à une distance protectrice. Trop proche, il réclame, trop loin, il s’éteint. Le bencher calibre donc le flux libidinal avec de petites doses de présence pour éviter le sevrage de l’autre, des retraits pour se prémunir de la dépendance. Il instrumentalise l’ambivalence comme lien relationnel.

Avec Lacan, nous pourrions dire que le bencher joue avec le manque. Il offre l’ombre de l’objet (notification) sans le corps. Il rallume le regard (pulsion scopique via les stories) et la voix (pulsion invocante via des audios brefs) pour les rabattre aussitôt dans l’ajournement. «Ne pas céder sur son désir» devient, paradoxalement, ne jamais le formuler complètement afin de le conserver dans l’ombre.

Quant à Winnicott, celui-ci distingue «relating to» de «using». On ne «use» véritablement un objet qu’après l’avoir éprouvé comme externe, résistant, survivant aux attaques. Le benching détourne ce passage puisque l’autre est utilisé comme virtualité, donc jamais entièrement rencontré comme altérité. Il reste «potentiel», comme un objet transitionnel numérique. On lui demande de bercer l’angoisse (être là à portée de ping) sans traverser l’épreuve de réalité (rendez-vous, temporalité commune, conflits). Au «play», on substitue le «tease». Le benching fabrique une succession d’effets de choc avec la relance sans suite ou l’invitation inachevée. La cruauté est sous-jacente, répétée, d’où son efficacité. Car le benching entretient le fantasme comme si, tant que rien n’advient, tout reste possible. On demeure du côté de l’imaginaire, on évite le réel de la différence (désaccord, doute) et le symbolisme du pacte. Un «comme si» infiniment extensible se substitue aux retrouvailles. Le fantasme, ainsi nourri, devient tyrannique parce que l’autre a d’autant plus de valeur qu’il reste non advenu.

On peut objecter que le benching procure une couverture anxiolytique, une réduction de l’angoisse d’être laissé sans un retour affectif. Il pourrait être, en quelque sorte, une assurance relationnelle illusoire. Mais cette situation a pour conséquence la dilution du désir. À long terme, elle installe un cynisme doux («Pourquoi choisir?»), qui n’est souvent que l’expression de l’incapacité à risquer la perte. En allant encore plus loin, on peut découvrir que le benching répète des scénarios infantiles (être mis sur le banc par un parent trop occupé, guetter avec angoisse des signes minuscules de disponibilité, comptabiliser les signes d’un amour failli).

Le benching est l’art d’asticoter le désir de l’autre sans s’aventurer au sien propre. Il prospère là où l’on confond la liberté avec l’absence de choix, la pudeur avec l’indécision, la délicatesse avec l’ajournement. La psychanalyse, en dévoilant ses bénéfices narcissiques, ses défenses contre l’angoisse et ses microtraumatismes, n’ordonne pas de faire bien, elle convie à faire vrai.

Le banc, au fond, n’est pas un meuble, mais une mise en scène. On peut y échapper par une affirmation, une précision à la place du délice de l’incertitude. L’érotique y perdra peut-être son vernis, mais le désir y gagnera sa chance, celle d’une rencontre véritable, d’une altérité et d’un temps partagé. Entre un fantasme et une déception indéfiniment entretenue, la maturité affective choisit parfois la déception assumée, non par renoncement, mais par amour de ce qui arrive vraiment.

Les néologismes numériques: entre langage courant et inconscient

Doomscrollingbenching, orbiting, love bombing… Ces termes, nés sur le Web, ont glissé dans le langage courant et s’imposent comme une grammaire affective inédite. On dit désormais: «Le soir, au lieu de dormir, je doomscrolle les infos, c’est addictif», pour décrire l’irrésistible besoin de faire défiler des nouvelles anxiogènes. On bench sa copine sans s’engager, on orbite un ami en restant à distance, on subit un love bombing suivi d’un silence brutal.

Ces mots ne sont pas de simples outils; ils cristallisent les symptômes d’une époque où le désir se segmente, la peur du lien se met en scène, l’attente se performe. Ils dévoilent les stratégies de l’évitement, le manque, l’intermittence du désir. Le symptôme, aujourd’hui, s’écrit à coups de hashtags et se partage, prêt à devenir viral.

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