Avec l’avènement du Printemps arabe, plusieurs partis politiques proches idéologiquement des Frères musulmans vont tenter d’accéder aux hautes sphères de l’État dans les pays du Maghreb, comme le mouvement Ennahda en Tunisie, le Parti de la justice et du développement (PJD) au Maroc et le Mouvement de la société pour la paix (MSP) en Algérie.
La période est alors plutôt favorable aux Frères musulmans et à leur idéologie, qui séduit une partie des peuples arabes, avec notamment l’élection de Mohamed Morsi en Égypte en 2012 et la chute de Zine el-Abidine Ben Ali en Tunisie.
La percée de la pensée frériste au Maghreb a été plus tardive qu’au Proche-Orient, généralement après les indépendances, ce qui en faisait une pensée plutôt nouvelle pour ces pays.
D’autant que leur réputation n’avait pas été ternie par le contact avec d’anciens dirigeants, et qu’ils disposaient déjà d’une organisation, contrairement à d’autres groupes d’opposition.
De plus, à la différence de la mouvance jihadiste, les Frères musulmans étaient ouvertement non violents.
« Ennahda, le PJD et le MSP relèvent d’une mouvance issue d’étudiants dans les années 1960-70, qui vont se nourrir des penseurs Frères musulmans, de leurs idées, de leurs modes d’action », souligne à Ici Beyrouth Vincent Geisser, directeur de l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM) et chargé de recherche au CNRS.
« Il n’existe cependant pas d’organisation centrale des Frères musulmans qui pourrait les contrôler. Ces mouvements vont échanger entre eux, tout en connaissant un processus de nationalisation de leur mouvement, où les enjeux nationaux vont prédominer. »
En Tunisie, l’échec du mouvement Ennahda
C’est au début des années 1970 que Rached Ghannouchi et Abdelfattah Mourou posent les premiers jalons du mouvement Ennahda, appelé alors Mouvement islamique tunisien (MIT).
En 1981, ils tentent de légaliser leur parti, mais leur demande est refusée par le ministère de l’Intérieur.
Si le MIT acquiert une certaine audience, il fait face à une répression sévère, notamment en 1987, où un millier de militants sont arrêtés et Ghannouchi est condamné à la prison à perpétuité avec travaux forcés.
Un temps plus conciliant à son arrivée au pouvoir, Ben Ali reprend dès les années 1990 la répression contre le mouvement, qui durera jusqu’en 2010.
Libéré, Ghannouchi s’exile à Londres comme beaucoup de ses partisans.
Après des années d’exil et de répression, la chute de Ben Ali en 2011 représente une aubaine pour Ennahda, qui remporte les élections législatives d’octobre avec 89 sièges, devenant ainsi la première force politique du pays.
Le parti forme alors un gouvernement de coalition.
Mais cette expérience s’avère difficile pour un mouvement qui, toujours resté dans l’opposition, n’a aucune expérience de l’exercice du pouvoir ni une connaissance approfondie des mécanismes de l’État.
Ennahda adopte une approche pragmatique, en travaillant avec la gauche tunisienne et en acceptant plusieurs concessions doctrinales, notamment sur la place de la charia dans la Constitution.
Cependant, le mouvement fait face à une forte opposition d’une partie de la société, particulièrement sur les questions de valeurs comme l’égalité hommes-femmes et la laïcité, et échoue à normaliser son image.
D’autant que la montée du terrorisme jihadiste et les assassinats politiques de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi en 2013 vont choquer l’opinion publique, qui accuse Ennahda de laxisme, voire de complaisance vis-à-vis des mouvances salafistes.
Sa mauvaise gestion de l’économie suscite également une contestation croissante.
Les difficultés économiques, aggravées par la pandémie de Covid-19, la corruption et le manque de transparence financière du mouvement, ainsi que l’absence de perspectives pour les Tunisiens, fragilisent profondément sa base populaire.
En 2014, Ennahda perd sa place de premier parti du pays, obtenant 27,79 % des voix face au parti Nidaa Tounes, qui regroupe différentes tendances politiques laïques.
Malgré ce recul, il redevient le premier parti du pays en 2019 grâce aux divisions de ses adversaires, mais sans majorité.
Il continue alors à participer aux gouvernements successifs, dans un contexte marqué par des alliances fragiles et des compromis permanents.
L’élection de Kaïs Saïed en 2019 bouleverse la donne : bénéficiant au second tour du soutien indirect d’Ennahda, le président critique rapidement la gestion de l’État par le mouvement et finit par limoger en 2021 le gouvernement soutenu par celui-ci.
À cette époque, Rached Ghannouchi est président du Parlement et est accusé de mener une « présidence parallèle », en multipliant les visites politiques à l’étranger.
Dans la foulée, Saïed suspend alors le Parlement, concentre les pouvoirs entre ses mains et modifie la Constitution, neutralisant de facto toute opposition institutionnelle.
En 2023, une vague d’arrestations vise les cadres du mouvement, dont Rached Ghannouchi.
Fragilisé par la répression, les divisions internes et la contestation d’une partie de la population, Ennahda a perdu une grande partie de sa base militante et ne parvient plus à constituer une véritable force d’opposition à Kaïs Saïed, qui a réduit au silence tous ses principaux adversaires.
Au Maroc, la « makhzenisation » du PJD
Lors des élections législatives de 2011, le Parti de la justice et du développement (PJD) sort en tête et devient pour la première fois la principale force parlementaire du pays.
Son secrétaire général, Abdelilah Benkirane, a lui-même un parcours marqué par l’islamisme militant : dans sa jeunesse, il appartenait à la Chabiba islamiya, un mouvement radical actif dans les années 1960-1970.
Inspiré par la pensée des Frères musulmans et par le leader tunisien d’Ennahda, Rached Ghannouchi, Benkirane fonde au début des années 1990 le Parti du renouveau national pour entrer dans la compétition électorale.
Refusé par le palais, il intègre avec ses partisans, avec l’aval du ministère de l’Intérieur, le Mouvement populaire constitutionnel et démocratique (MPCD), fondé par Abdelkrim Al-Khatib, un vétéran du mouvement nationaliste proche du pouvoir royal.
Cette intégration, qui donnera naissance au PJD en 1998, leur permet de participer officiellement aux élections marocaines.
Pour le royaume, le PJD représente une version plus contrôlable de l’islam politique, face au mouvement islamiste Al Adl Wal Ihsane, qui s’oppose notamment à la place du roi dans la Constitution et à son rôle de gardien de la religion.
Opposé à l’occidentalisation des mœurs, le PJD affirme vouloir « décliner une lecture politique inspirée de l’islam » et fait de la lutte contre la corruption et l’économie de rente son cheval de bataille électoral.
Inspiré à la fois par la doctrine des Frères musulmans et par l’AKP de Recep Tayyip Erdogan, le parti se distingue par une organisation solide, une forte implantation locale et une grande maîtrise des réseaux sociaux.
Sur le plan des valeurs, sa défense des traditions et des normes sociales le rapproche de la monarchie marocaine.
« Le PJD est paradoxalement devenu l’un des partis les plus monarchistes dans les années 2000 », observe Vincent Geisser, pour qui « ce n’est pas uniquement une mutation par intérêt mais également une réelle conviction. En effet, grâce à la monarchie, ils peuvent continuer à exister, et les valeurs traditionnelles sont préservées. »
Après quelques succès électoraux dans les années 2000, le PJD confirme sa percée en 2011 avec 107 sièges sur 395.
Benkirane est nommé chef du gouvernement par le roi Mohammed VI et forme une coalition, faute de majorité absolue.
Le PJD restera au gouvernement une décennie durant, toujours en coalition et en cohabitation étroite avec le palais.
Mais au fil des ans, le parti perd l’image de probité qui faisait sa force, miné par les difficultés économiques et les compromis politiques.
Sa position lors de la normalisation avec Israël, validée par le roi dans le cadre des accords d’Abraham en 2020, achève de le fragiliser auprès de sa base militante.
Aux élections de 2021, le PJD s’effondre : il ne conserve que 13 sièges, soit une perte de 90 % de ses députés.
Affaibli et traversé par des divisions internes, le parti tente de se repositionner.
En mars 2023, il se déclare officiellement opposé à la normalisation avec Israël — un revirement interprété comme une tentative de reconquérir sa légitimité auprès de son électorat traditionnel, mais qui intervient un peu tard.
« La normalisation avec Israël que le PJD a assumée a fait comprendre aux Marocains que ces islamistes s’étaient “normalisés” », estime Vincent Geisser.
« Ils ont perdu leur statut de “pureté”, leur statut d’exception auprès du peuple. On les accuse d’être des politiciens comme les autres. »
En Algérie, un parti englué dans le pouvoir
En Algérie, l’influence du Front islamique du salut (FIS) dans les années 1990 n’a laissé que peu de place aux Frères musulmans.
Créé en 1989 et reconnu officiellement en 1990 sous le nom de Hamas par Mahfoud Nahnah, le parti peine à s’implanter dans le pays malgré ses liens avec les Frères musulmans égyptiens.
Renommé par la suite Mouvement de la société pour la paix (MSP), il acquiert une certaine popularité, notamment dans le centre du pays durant la décennie noire, profitant de la chute du FIS.
« En Algérie, les Frères musulmans ont suivi une ligne légaliste pour pouvoir avoir une place dans le régime algérien », souligne Vincent Geisser, « pour pouvoir exister légalement et être tolérés, le MSP va jouer le jeu des mandats électifs et du clientélisme d’État. »
Devenu la troisième force politique du pays, le MSP va en effet développer ses liens avec le pouvoir en place et participe à partir de 1997 au gouvernement sous la présidence de Liamine Zéroual, puis en 1999 à l’alliance présidentielle qui soutient Abdelaziz Bouteflika.
Grâce à cette alliance, il va occuper des portefeuilles ministériels avant de quitter le gouvernement dans la foulée du Printemps arabe.
Cette participation au gouvernement va ternir sa réputation, d’autant que le MSP souffre de scandales de corruption, de divisions internes et de la forte concurrence d’autres partis islamistes.
Malgré une tentative d’alliance lors des élections législatives de 2013, le parti ne parvient pas à retrouver une réelle assise électorale.
Durant le Hirak, le chef du parti, Abderrazak Makri, est conspué par les manifestants en raison des affaires de corruption et de sa participation au gouvernement de Bouteflika.
Lors des élections législatives de 2021, le parti obtient 65 sièges, le plaçant deuxième du pays derrière le FLN.
Un score honorable qui cache cependant l’absence de candidats du Hirak, l’augmentation du nombre de députés indépendants (89) et le boycott d’une partie de la population, avec un taux de participation de seulement 23 %.
Si le MSP a su s’installer dans la durée au sein de l’Assemblée populaire nationale d’Algérie, il n’a pu exercer des fonctions gouvernementales que grâce à ses liens avec le FLN et le Rassemblement national démocratique, qui dirigent le pouvoir.
Bien qu’il ait rejoint l’opposition en 2012, sa réputation reste entachée par ses liens avec le pouvoir algérien.
Malgré leurs participations gouvernementales, ces partis proches des Frères musulmans n’ont pas su conserver une base populaire suffisante pour se maintenir au pouvoir.
Frappés par des scandales de corruption, des divisions et une mauvaise gestion de l’État, leur avenir politique au Maghreb reste incertain.
« On se dirige de plus en plus vers des mouvements identitaires », confirme Vincent Geisser.
« À côté, les partis proches des Frères musulmans paraissent dépassés : ils sont accusés d’être trop dans le compromis avec l’Occident, pas assez offensifs. Certains les voient même comme des traîtres et des corrompus, et ces mouvements n’attirent plus la jeunesse. »

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