Le 8 décembre dernier, la Syrie assistait à la chute surprise du régime de Bachar el-Assad, après 13 ans de guerre civile et plus de cinquante ans de dictature. Un évènement majeur pour l’avenir du pays qui avait suscité beaucoup d’espoir mais également des craintes.
Un an après la prise de pouvoir de l’ancien leader du groupe islamiste Hay’at Tahrir al-Cham (HTS), Ahmad el-Chareh, les défis restent immenses dans un pays ravagé par la guerre et toujours fragmenté.
Une légitimité fragile
Suite à son accession au pouvoir, le nouveau président intérimaire syrien a multiplié les visites diplomatiques afin d’effacer son ancienne image de jihadiste et tenter de lutter contre l’isolement diplomatique du pays. Une stratégie payante, grâce notamment à une bonne communication, qui lui a permis de fouler les marches de l’Assemblée générale de l'ONU en septembre dernier, mais également de rencontrer le président américain Donald Trump mi-novembre et d’obtenir la levée d’une partie des sanctions internationales sur son pays. Si ses objectifs semblent s’accomplir sur le plan international, il doit également réussir à convaincre les Syriens sur le plan interne.
« Ses succès diplomatiques internationaux ont certainement renforcé sa légitimité, et il les a d’ailleurs largement mis en avant dans sa communication intérieure », souligne à Ici Beyrouth Thomas Pierret, chercheur au CNRS et spécialiste de la Syrie. « Toutefois, les retombées économiques concrètes se font encore attendre. Un an après son arrivée, une partie importante de la population souhaite encore lui laisser du temps, consciente que les choses ne peuvent pas changer du jour au lendemain ».
Ahmad el-Chareh peut compter sur une base sociale composée de personnes qui étaient dans l’opposition syrienne et qui le soutiennent. D’autant qu’une partie d’entre eux a pu bénéficier des nouvelles embauches dans l’armée, la police et la fonction publique. Néanmoins, son pouvoir, obtenu par une alliance hétéroclite de plusieurs factions de l’opposition, reste fragile et ne fait pas l’unanimité.
« Les minorités qui se sont fait massacrer, et les Kurdes qui ont peur de subir le même sort, ne le soutiennent pas. Il y a aussi une partie de la population sunnite assez dubitative, notamment la bourgeoisie, les entrepreneurs et les gens plutôt séculiers qui ont du mal avec ce régime islamiste », explique à Ici Beyrouth Fabrice Balanche, maître de conférences à l’Université Lyon 2 et spécialiste de la Syrie.
Un pays fragmenté
La Syrie reste divisée en plusieurs zones d'influence et une réunification du pays ne semble pas pour l’instant être à l’ordre du jour. En mars dernier, soit trois mois après la chute d’Assad, la région côtière syrienne a été en proie à de violents massacres contre les Alaouites, après plusieurs attaques contre des postes des forces de sécurité par d’anciens militaires pro-Assad. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), 1 700 personnes ont été tuées durant ces massacres, principalement des Alaouites.
Le 22 juin, un attentat suicide frappe l’église grecque orthodoxe Mar Elias à Damas, tuant 25 personnes et semant l’inquiétude dans les communautés chrétiennes. Quelques mois plus tard, en juillet, des affrontements meurtriers ont opposé des combattants druzes et bédouins sunnites dans la province de Soueida, avec une intervention controversée des forces gouvernementales. Ces violences qui ont fait quelque 2 000 morts selon un bilan de l’OSDH en août ainsi que celles de la côte ont profondément réduit la confiance des minorités dans le nouveau gouvernement.
Si les Alaouites ne sont pas actuellement en mesure de faire sécession, les Druzes ont, eux, bénéficié du soutien d’Israël. À la suite des violences de juillet, Israël a annoncé qu’il n’autoriserait pas la présence des forces militaires du régime au sud de Damas, traçant une ligne rouge empêchant de facto le contrôle de la région de Soueida par le gouvernement.
De leur côté, les Kurdes restent très réticents à rendre leurs armes et à rejoindre le nouveau gouvernement, et les négociations entre les deux parties sont au point mort. Les Turcs et leurs supplétifs syriens occupent également une partie du nord syrien, et l’ombre de l’État islamique continue à planer sur le pays.
Si le nouveau gouvernement se veut apaisant, soulignant sa volonté de construire une Syrie « pour tous les Syriens », la méfiance reste de mise pour les minorités qui ont peur de nouveaux massacres. D’autant que la Syrie souffre également d’un déficit global de sécurité, où les vols, meurtres et kidnappings parfois en raison de vengeance personnelle se sont multipliés. Mais les nouvelles autorités tentent de rétablir peu à peu le calme.
« Je pense que nous nous dirigeons plutôt vers une forme d’accalmie relative. Même si toute la violence ne disparaîtra pas, des incidents comme les massacres du mois de mars ne devraient plus se reproduire à grande échelle », estime Thomas Pierret. « En mars, il y avait eu cette tentative d’insurrection menée par des partisans de l’ancien régime, mais ces groupes armés semblent désormais beaucoup moins actifs, et la menace apparaît de moins en moins tangible pour le pouvoir », ajoute-t-il.
Plus pessimiste, Fabrice Balanche souligne pour sa part : « j’ai plutôt tendance à croire pour le moment que le processus de stabilisation par la force à travers l’imposition d’une république islamiste est en train de se faire. El-Chareh va prévenir la fragmentation du pays par un ordre policier radical et par l’élimination physique de toute opposition, et pousser les minorités au départ ».
Au cœur de ces questions se trouve également l’avenir du nouveau système politique en place. Intronisé « président de transition », Ahmad el-Chareh a eu à cœur de limoger les anciennes structures du pouvoir. À la place, il a formé un gouvernement de transition en mars 2025, et a adopté, le même mois, une déclaration constitutionnelle intérimaire rédigée par un comité d’experts nommé par lui-même. Il a également instauré une période de transition d’une durée de cinq ans avant toutes nouvelles élections. Ces mesures, ainsi que l’élection des deux tiers du Parlement par des collèges électoraux qui sont eux-mêmes nommés par l’exécutif, ont suscité de nombreuses critiques en Syrie.
Un sondage du Arab Center for Research and Policy Studies (ACRPS) réalisé en coopération avec le Arab Center for Contemporary Syria Studies daté de septembre montre qu’environ 60% de la population estiment que la démocratie est le meilleur système de gouvernement, et qu’un système démocratique incluant un pluralisme politique est le meilleur système politique pour la Syrie.
L’enquête précise que « la plupart ont rejeté les arguments négatifs souvent avancés par les opposants à la démocratie ; la majorité estimait que « le système démocratique n’est pas en conflit avec l’islam » et rejetait les arguments selon lesquels la démocratie serait associée à de mauvaises performances économiques ou serait incapable de maintenir l’ordre public ». Néanmoins les aspirations démocratiques du peuple syrien ne semblent pas pour le moment se concrétiser.
« Ils ont fixé une période de transition particulièrement longue, et l’on a le sentiment qu’il existe une volonté de la figer si l’on entend par là une véritable transition “démocratique” », souligne Thomas Pierret, pour qui « on perçoit une forte tentation autoritaire, voire autocratique, c’est-à-dire la concentration d’un pouvoir de décision extrêmement étendu entre les mains du président et de quelques-uns de ses proches lieutenants ».
Le chantier de la reconstruction
L’un des principaux enjeux pour la Syrie reste la reconstruction du pays, profondément détruit après 13 années de guerre. Selon un rapport de la Banque mondiale publié en octobre, le coût de la reconstruction pourrait dépasser 216 milliards de dollars. La guerre a également dévasté l’économie syrienne, avec un PIB qui a chuté de près de 53% entre 2010 et 2022.
Selon le rapport, presque la moitié des dommages concernent les infrastructures, suivies de près par les bâtiments résidentiels. À titre d’exemple, plus d’un tiers des hôpitaux du pays ne sont pas fonctionnels, et des millions d’enfants n’ont toujours pas accès à l’éducation. Les services publics sont pour ainsi dire inexistants et 90% de la population vit sous le seuil de pauvreté.
Pauvre en ressources naturelles (la plupart des ressources pétrolières étant contrôlées par les forces kurdes) et sans infrastructures fiables, la Syrie ne présente que peu d’intérêts pour les investisseurs étrangers. Si le nouveau gouvernement a annoncé plusieurs promesses d’investissements en provenance notamment des pays du Golfe, elles restent des promesses qui ne se sont, pour le moment, pas concrétisées dans le pays. D’autant que ces promesses concernent essentiellement des secteurs rentables comme l’aéroport de Damas ou les ports de Tartous et Lattaquié, et le développement d’infrastructures de tourisme de luxe.
Au-delà du manque de transparence dans la validation et l’attribution de ces nouveaux projets, ces investissements ne devraient donc pas avoir un impact significatif pour la population syrienne. Et il est peu probable, pour le moment, qu’un grand plan d’aide international soit mis en place pour reconstruire les nombreuses habitations ravagées, ainsi que les infrastructures essentielles à leur bon fonctionnement. En effet, les pays occidentaux doivent déjà porter le poids de la guerre en Ukraine et à Gaza, et la Syrie ne semble pas constituer leur priorité. Les pays du Golfe, de leur côté, paraissent privilégier une implication limitée et rentable.
Les États-Unis font pression sur le président syrien pour obtenir un accord avec Israël. Cet accord qui comprendrait, selon les exigences israéliennes, l’établissement d’une zone démilitarisée dans le sud de la Syrie et la conservation du Golan par Israël, est très difficile à accepter pour Ahmad el-Chareh, dont sa base y est fondamentalement opposée. Mais sans cet accord, les États-Unis pourraient à terme rétablir leurs sanctions contre la Syrie et mettre la survie du nouveau régime en jeu. Le manque de visibilité sur l’avenir et le possible retour des sanctions n’encouragent pas non plus les potentiels investisseurs à se rendre dans le pays.
La Syrie fait également face au réchauffement climatique qui menace la survie de sa population de plus de 20 millions d’habitants. En proie à la pire sécheresse depuis 36 ans, Damas peine à assurer l’approvisionnement en eau de la population, alors que la majeure partie des infrastructures dédiées sont détruites et que les ressources en provenance du Tigre et de l’Euphrate sont limitées en amont par la Turquie. Le réchauffement climatique constitue ainsi un danger structurel pour la Syrie, risquant de fragiliser encore plus le pays. « Dans la banlieue de Damas par exemple, il n’y a que quelques heures d’eau par semaine », confirme Fabrice Balanche, pour qui « on est en train de créer les conditions d’une prochaine explosion sociale en Syrie, qui proviendra du fait que les villes et les campagnes deviendront invivables ».
Face à ce constat, les 7 millions de réfugiés syriens qui ont quitté le pays après 2011 hésitent encore à retourner chez eux. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) environ 1 million de réfugiés syriens sont retournés dans leur pays depuis la chute du régime. Cela concerne principalement des réfugiés qui étaient dans les pays limitrophes tels que la Turquie ou le Liban. En Europe, la plupart des réfugiés syriens se sont intégrés dans leur nouveau pays et affirment attendre de voir l’évolution de la situation pour éventuellement prendre le chemin du retour.
En plus de tous ces défis, la Syrie doit composer avec le poids de la guerre, dans un pays profondément divisé, marqué et hanté par les personnes disparues. Au-delà de la reconstruction matérielle, la reconstitution d’une société unie et apaisée demeure ainsi un enjeu colossal pour l’avenir de la Syrie.




Commentaires