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- Tunisie: Sidi Bouzid, 15 ans de mémoire
Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, jeune vendeur ambulant de 26 ans, s’immole par le feu devant le siège du gouvernorat, après la confiscation de sa marchandise par la police, à Sidi Bouzid, ville agricole oubliée du centre de la Tunisie. Ce jour-là, sa colère silencieuse devient le cri de toute une génération étouffée par le chômage, la corruption et l’humiliation quotidienne.
Très vite, la nouvelle se répand. Des habitants descendent dans la rue, d’abord pour soutenir la famille de Bouazizi, puis pour dénoncer un système perçu comme injuste et brutal. Les manifestations, réprimées par les forces de sécurité, gagnent les villes voisines avant de se propager à l’ensemble du pays. Moins d’un mois plus tard, le 14 janvier 2011, le président Zine el-Abidine Ben Ali fuit la Tunisie. La révolution tunisienne est née à Sidi Bouzid.
Quinze ans après, la ville redevient le théâtre d’une mémoire collective chargée d’émotions, de fierté et de frustrations. Les commémorations ont toutefois évolué avec le temps. Plus culturelles que contestataires, elles prennent désormais la forme de rassemblements mêlant hommages, expositions, concerts et prises de parole symboliques, loin de la colère brute des premières années.
Une date fondatrice, une mémoire disputée
À Sidi Bouzid, la commémoration du 17 décembre ne se résume pas à une cérémonie officielle. Elle s’ancre dans les rues mêmes où les premières manifestations ont éclaté. Militants, syndicalistes, familles de martyrs et simples citoyens se rassemblent pour rappeler que la révolution n’a pas été un événement soudain, mais le résultat d’années de marginalisation des régions de l’intérieur du pays.
Le sens de cette date a toutefois, au fil des années, fait l’objet de débats et de tensions. En 2021, le président Kaïs Saïed a officiellement consacré le 17 décembre comme nouvelle date de la révolution, remplaçant le 14 janvier. Pour ses partisans, ce choix vise à rendre justice aux régions marginalisées et à réancrer la révolution dans son origine populaire. Pour ses détracteurs, il s’agit d’une relecture politique de l’histoire, effaçant le rôle des mobilisations nationales ayant conduit à la chute du régime.
Le 17 décembre 2025, à Tunis, un millier de partisans du président Kaïs Saïed, accusé par ses opposants d’une dérive autoritaire, se sont ainsi rassemblés mercredi pour célébrer le 15ᵉ anniversaire du déclenchement de la révolution ayant conduit à la chute de Zine El Abidine Ben Ali. Une mobilisation qui illustre la manière dont cette date est aujourd’hui investie politiquement.
Dans la ville tunisienne, ces querelles institutionnelles semblent parfois lointaines. Ici, le 17 décembre n’a jamais cessé d’exister. «C’est notre date, avant d’être celle de l’État», confient plusieurs habitants. La commémoration est autant un hommage qu’un rappel: celui des promesses formulées en 2011, encore largement inachevées.
Une révolution inachevée
Si l’élan révolutionnaire a marqué durablement les esprits, la réalité sociale de Sidi Bouzid demeure difficile. Le chômage, notamment parmi les jeunes diplômés, reste élevé, tandis que l’agriculture, pilier économique de la région, pâtit de la hausse des coûts, du stress hydrique et du manque d’investissements durables. Beaucoup dénoncent la persistance des politiques de marginalisation qui avaient nourri la révolte de 2010.
Lors des commémorations, les slogans ont évolué. Aux chants glorifiant la révolution se mêlent désormais des pancartes dénonçant l’inflation, la cherté de la vie et la dégradation des services publics. Certains évoquent une «révolution confisquée», d’autres un combat resté inachevé. L’enthousiasme des premières années a cédé la place à une lassitude palpable, parfois teintée de résignation.
La mémoire de Mohamed Bouazizi continue pourtant de traverser les consciences. Son geste est régulièrement invoqué comme le symbole ultime de la perte de dignité. «On ne veut pas d’un autre Bouazizi», scandent les manifestants, un slogan devenu récurrent lors des rassemblements, appelant les autorités à répondre aux revendications sociales avant qu’elles ne dégénèrent à nouveau en colère.
Aujourd’hui, Sidi Bouzid incarne à la fois la fierté d’avoir été le point de départ d’un soulèvement historique et l’amertume d’un changement jugé incomplet. La ville demeure un baromètre social pour l’ensemble du pays, souvent citée pour illustrer les déséquilibres persistants entre les régions de l’intérieur et le littoral.
Chaque 17 décembre, la commémoration agit ainsi comme un rappel: la révolution tunisienne n’appartient pas seulement au passé, elle reste une question ouverte. À travers marches, discours et silences, les habitants portent un même message, toujours intact: la dignité ne se proclame pas, elle se construit.

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