Une affaire de famille.
C’est avec une certaine perplexité que je m’aventure dans l’écriture de ce commentaire du livre de Syrine Slim en m’interrogeant sur ce que peut bien en saisir un analyste entrant dans la carrière. Cette histoire embrouillée, aux multiples rebondissements, faites de cris de chuchotements, d’apartés et de secrets et auxquels déjà il a été fait référence dans deux ouvrages traitant de l’histoire de la psychanalyse en France, celui d’Élisabeth Roudinesco [1] et celui d’Alain de Mijolla [2], cette histoire enfin mérite-t-elle vraiment que l’on y revienne ?
Ma réponse est certainement oui, mais à condition d’en tirer une réflexion sur la psychanalyse telle qu’elle se présente aujourd’hui à nos yeux à la lumière de son histoire finalement si proche et si lointaine à la fois.
Sans doute aussi pour tenter d’avancer sur une question particulièrement difficile, celle de la qualification au titre de l’exercice de la psychanalyse, en se penchant sur la façon dont le problème s’est trouvé posé et débattu, sinon résolu, par la génération de l’après-guerre.
Paul Denis écrit une préface à l’ouvrage dans laquelle lui aussi s’interroge. Qu’il en ait conscience ou pas, la préface comme l’ouvrage participent de l’histoire qui s’y raconte et en constitue un nouvel épisode, et sans doute pas le dernier d’ailleurs.
Le héros involontaire en est Nicolas Abraham. Cet homme exilé de Hongrie dont il est originaire, ayant subi les effets de l’antisémitisme, pourvu d’une histoire personnelle et familiale particulièrement douloureuse, qui s’est poursuivie dans son cours jusqu’à son décès, dont il a volontairement dissimulé une part importante, s’est tourné vers la psychanalyse, a voulu en faire son métier et être reconnu en cela par la Société Psychanalytique de Paris ce qui a entraîné une confrontation avec l’institution et son mode de reconnaissance de ses membres et a constitué l’un des évènements ayant contribué à l’évolution de celle-ci.
La première partie de l’ouvrage apparaît, volontairement ou non, comme un réquisitoire à charge à l’encontre de Nicolas Abraham et par contrecoup à décharge vis-à-vis de la Société Psychanalytique de Paris clairement mise en cause dans l’ouvrage d’Élisabeth Roudinesco. En effet la biographie détaillée de Nicolas Abraham permet à Syrine Slim de souligner les écarts entre la légende et la réalité des évènements vécus par ce dernier. Le plus marquant est sans doute le sort de sa première femme hospitalisée en psychiatrie, dont l’existence a été en partie passée sous silence tout en permettant un détournement au profit de son époux des sommes auxquelles celle-ci avait droit en compensation des préjudices liés à l’occupation de la Hongrie par l’Allemagne nazi. À plusieurs reprises et à des moments clés, la façon dont N. Abraham s’arrange avec son histoire et la vérité, et ce à son bénéfice, soulève bien des questions sur une personnalité que d’aucuns décriront comme séductrice, voire perverse.
La deuxième partie s’attache davantage à enrichir la documentation existante sur les divers évènements qui ont marqué à cette époque la vie de la Société Psychanalytique de Paris, les luttes intestines et l’évolution de son fonctionnement institutionnel. On est vite perdu dans le détail de cette histoire dans laquelle chaque décision concernant la reconnaissance du statut de N. Abraham se mélange évidemment à d’autres et où les conflits de personne et ceux liés à la conquête du pouvoir apparaissent intriqués à des différends théoriques bien réels.
Je me suis souvent interrogé sur l’absence de publication des psychanalystes concernant la position de l’envoyeur. Cette question est sinon quotidienne du moins assez fréquente. À qui adresser tel patient ? Qu’est-ce qui me fait proposer tel psychanalyste plutôt que tel autre ? Pourquoi un homme plutôt qu’une femme ? Aurais-je choisi cette même personne il y a un an, dix ans ? Sur quels critères est-ce que je lui reconnais cette capacité d’être un analyste pour tel patient ? Je ne vais pas, ici du moins, tenter même rapidement, de dégager quelques pistes de réponse, mais on voit bien que cette difficulté est majeure. Cette question de la qualification à exercer la psychanalyse s’est posée dès l’origine à Freud avec entre autres la création du Comité Secret, elle s’est poursuivie ensuite tout au long de l’existence des rassemblements et sociétés de psychanalystes et la réponse à lui apporter est loin encore aujourd’hui de faire l’unanimité. Je suis, pour ma part, très loin de considérer que l’invention de la Passe par Lacan a pu résoudre en quelque façon que ce soit, cette difficile question et pas davantage les multiples aménagements qui ont été proposés ici ou là pour remédier à des défauts flagrants dont le moindre ne fut pas pour ma génération le suicide d’une psychanalyste s’étant risqué dans ce parcours.
Je m’en tiendrai donc à deux remarques d’ordre très général. La première concerne le recours à une qualification en quelque sorte extérieure à la psychanalyse. La description faite par Syrine Slim du fonctionnement de la SPP montre cette dernière soucieuse avant tout de respectabilité. S’y révèle le souhait de calquer le parcours au titre de psychanalyste sur le parcours universitaire, l’importance donnée à la dimension de réussite personnelle et intellectuelle du candidat, à la préférence donnée aux médecins et surtout aux psychiatres. Que l’on ne s’y trompe pas, je peux témoigner qu’il n’en était pas autrement pour Lacan.
L’autre évolution majeure me semble être l’évolution de la clinique dans la prise en compte d’autre chose que de la subjectivité du patient et du fantasme qui le conduit dans sa vie à une impasse. Cette prise en compte me semble sinon absente chez Freud du moins mineure et petit à petit grâce aux travaux de plusieurs auteurs dont Ferenczi, dont Winnicott et des Anglais en général, ainsi que la publication progressive de leurs écrits en français, cette donnée a pris peu à peu une part de plus en plus grande dans les cures. Évoluer sur un point aussi essentiel a demandé beaucoup d’effort à ma génération, mais a ouvert un champ nouveau à la recherche et a constitué une avancée majeure dans la pratique des psychanalystes. Dans cette évolution les apports de Nicolas Abraham et Maria Torok, même si leur théorisation me semble assez contestable, ont bien participé de cette évolution et ouvert par leur réflexion à une approche différente dans la clinique aujourd’hui. À ce titre et aussi à bien d’autres, leur histoire fait bien corps avec celle de la psychanalyse et nous concerne directement quelle que soit la génération à laquelle on appartient.
[1] Élisabeth Roudinesco. Histoire de la psychanalyse en France. La bataille de cent ans Tome 2. 1925-1985 Seuil.
[2] Alain de Mijolla. La France et Freud tome 2. 1954-1964. D’une scission à l’autre. PUF.
Éditions Le Fil Rouge PUF-262 pages
C’est avec une certaine perplexité que je m’aventure dans l’écriture de ce commentaire du livre de Syrine Slim en m’interrogeant sur ce que peut bien en saisir un analyste entrant dans la carrière. Cette histoire embrouillée, aux multiples rebondissements, faites de cris de chuchotements, d’apartés et de secrets et auxquels déjà il a été fait référence dans deux ouvrages traitant de l’histoire de la psychanalyse en France, celui d’Élisabeth Roudinesco [1] et celui d’Alain de Mijolla [2], cette histoire enfin mérite-t-elle vraiment que l’on y revienne ?
Ma réponse est certainement oui, mais à condition d’en tirer une réflexion sur la psychanalyse telle qu’elle se présente aujourd’hui à nos yeux à la lumière de son histoire finalement si proche et si lointaine à la fois.
Sans doute aussi pour tenter d’avancer sur une question particulièrement difficile, celle de la qualification au titre de l’exercice de la psychanalyse, en se penchant sur la façon dont le problème s’est trouvé posé et débattu, sinon résolu, par la génération de l’après-guerre.
Paul Denis écrit une préface à l’ouvrage dans laquelle lui aussi s’interroge. Qu’il en ait conscience ou pas, la préface comme l’ouvrage participent de l’histoire qui s’y raconte et en constitue un nouvel épisode, et sans doute pas le dernier d’ailleurs.
Le héros involontaire en est Nicolas Abraham. Cet homme exilé de Hongrie dont il est originaire, ayant subi les effets de l’antisémitisme, pourvu d’une histoire personnelle et familiale particulièrement douloureuse, qui s’est poursuivie dans son cours jusqu’à son décès, dont il a volontairement dissimulé une part importante, s’est tourné vers la psychanalyse, a voulu en faire son métier et être reconnu en cela par la Société Psychanalytique de Paris ce qui a entraîné une confrontation avec l’institution et son mode de reconnaissance de ses membres et a constitué l’un des évènements ayant contribué à l’évolution de celle-ci.
La première partie de l’ouvrage apparaît, volontairement ou non, comme un réquisitoire à charge à l’encontre de Nicolas Abraham et par contrecoup à décharge vis-à-vis de la Société Psychanalytique de Paris clairement mise en cause dans l’ouvrage d’Élisabeth Roudinesco. En effet la biographie détaillée de Nicolas Abraham permet à Syrine Slim de souligner les écarts entre la légende et la réalité des évènements vécus par ce dernier. Le plus marquant est sans doute le sort de sa première femme hospitalisée en psychiatrie, dont l’existence a été en partie passée sous silence tout en permettant un détournement au profit de son époux des sommes auxquelles celle-ci avait droit en compensation des préjudices liés à l’occupation de la Hongrie par l’Allemagne nazi. À plusieurs reprises et à des moments clés, la façon dont N. Abraham s’arrange avec son histoire et la vérité, et ce à son bénéfice, soulève bien des questions sur une personnalité que d’aucuns décriront comme séductrice, voire perverse.
La deuxième partie s’attache davantage à enrichir la documentation existante sur les divers évènements qui ont marqué à cette époque la vie de la Société Psychanalytique de Paris, les luttes intestines et l’évolution de son fonctionnement institutionnel. On est vite perdu dans le détail de cette histoire dans laquelle chaque décision concernant la reconnaissance du statut de N. Abraham se mélange évidemment à d’autres et où les conflits de personne et ceux liés à la conquête du pouvoir apparaissent intriqués à des différends théoriques bien réels.
Je me suis souvent interrogé sur l’absence de publication des psychanalystes concernant la position de l’envoyeur. Cette question est sinon quotidienne du moins assez fréquente. À qui adresser tel patient ? Qu’est-ce qui me fait proposer tel psychanalyste plutôt que tel autre ? Pourquoi un homme plutôt qu’une femme ? Aurais-je choisi cette même personne il y a un an, dix ans ? Sur quels critères est-ce que je lui reconnais cette capacité d’être un analyste pour tel patient ? Je ne vais pas, ici du moins, tenter même rapidement, de dégager quelques pistes de réponse, mais on voit bien que cette difficulté est majeure. Cette question de la qualification à exercer la psychanalyse s’est posée dès l’origine à Freud avec entre autres la création du Comité Secret, elle s’est poursuivie ensuite tout au long de l’existence des rassemblements et sociétés de psychanalystes et la réponse à lui apporter est loin encore aujourd’hui de faire l’unanimité. Je suis, pour ma part, très loin de considérer que l’invention de la Passe par Lacan a pu résoudre en quelque façon que ce soit, cette difficile question et pas davantage les multiples aménagements qui ont été proposés ici ou là pour remédier à des défauts flagrants dont le moindre ne fut pas pour ma génération le suicide d’une psychanalyste s’étant risqué dans ce parcours.
Je m’en tiendrai donc à deux remarques d’ordre très général. La première concerne le recours à une qualification en quelque sorte extérieure à la psychanalyse. La description faite par Syrine Slim du fonctionnement de la SPP montre cette dernière soucieuse avant tout de respectabilité. S’y révèle le souhait de calquer le parcours au titre de psychanalyste sur le parcours universitaire, l’importance donnée à la dimension de réussite personnelle et intellectuelle du candidat, à la préférence donnée aux médecins et surtout aux psychiatres. Que l’on ne s’y trompe pas, je peux témoigner qu’il n’en était pas autrement pour Lacan.
L’autre évolution majeure me semble être l’évolution de la clinique dans la prise en compte d’autre chose que de la subjectivité du patient et du fantasme qui le conduit dans sa vie à une impasse. Cette prise en compte me semble sinon absente chez Freud du moins mineure et petit à petit grâce aux travaux de plusieurs auteurs dont Ferenczi, dont Winnicott et des Anglais en général, ainsi que la publication progressive de leurs écrits en français, cette donnée a pris peu à peu une part de plus en plus grande dans les cures. Évoluer sur un point aussi essentiel a demandé beaucoup d’effort à ma génération, mais a ouvert un champ nouveau à la recherche et a constitué une avancée majeure dans la pratique des psychanalystes. Dans cette évolution les apports de Nicolas Abraham et Maria Torok, même si leur théorisation me semble assez contestable, ont bien participé de cette évolution et ouvert par leur réflexion à une approche différente dans la clinique aujourd’hui. À ce titre et aussi à bien d’autres, leur histoire fait bien corps avec celle de la psychanalyse et nous concerne directement quelle que soit la génération à laquelle on appartient.
[1] Élisabeth Roudinesco. Histoire de la psychanalyse en France. La bataille de cent ans Tome 2. 1925-1985 Seuil.
[2] Alain de Mijolla. La France et Freud tome 2. 1954-1964. D’une scission à l’autre. PUF.
Éditions Le Fil Rouge PUF-262 pages
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