Gözümüz yok ou le syndrome de l’œil paresseux
« The eyes are not here » se lamentait le poète anglo-américain T. S. Eliot, « there are no eyes here, in this valley of dying stars, in this hollow valley, the broken jaw of our lost kingdoms » (1). Il écrivit ses vers il y a cent ans. Il se désolait de l’état du monde et, à l’évidence, il s’adressait à ceux des Libanais qui n’allaient pas ouvrir les yeux, comme à ceux de leurs représentants qui allaient détourner le regard.

Eugène Ionesco raillait Jean-Paul Sartre, qui refusait de serrer la main de De Gaulle, « mais allait faire la révérence devant le grotesque Khrouchtchev ou le bandit Mao, le massacreur des Tibétains » (2). Le pape de l’existentialisme et la Grande Sartreuse se faisaient un devoir de fustiger la « dictature » gaulliste, ce pur produit de la bourgeoisie bien-pensante, qui violait les libertés publiques. Mais ce couple germanopratin n’hésitait jamais, quand il s’agissait de se rendre à Cuba, à plastronner avec Fidel Castro, ce parangon de la démocratie et de l’alternance au pouvoir.

Quand on a plus la passion de la révolution que de la vérité, quand on choisit l’engagement politique au détriment de l’équité, quand on condamne les camps de concentration nazis et que l’on ferme les yeux sur les goulags soviétiques, c’est qu’on baigne dans le mensonge et qu’on se désaltère du sang des innocents.

Il y a des gens comme ça, qui sont mentalement ou idéologiquement borgnes ; on a bien dit qu’il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Dans cette catégorie, il y en a qui rappellent à Samir Geagea son lointain passé de milicien, alors qu’ils ferment les yeux sur le crime de guerre que constitue la double déflagration du 4 août 2020 (3). Il y a également ceux qui célèbrent leurs faits de résistance in illo tempore et passent l’éponge sur les assassinats en série qu’ils n’arrêtent de commettre.

N’a qu’un-œil et indignations sélectives

Drôles de paroissiens que ces individus, leurs indignations sont pour le moins sélectives. Et de fait, ils s’offusquent des dommages causés aux leurs. Ils pestent contre les agresseurs et crient au scandale, mais jamais ils ne fulminent quand d’autres personnes sont victimes des torts qu’ils commettent.

Ce qui nous amène à focaliser sur le « Gentil-n’a-qu’un-œil » qui, surtout en Normandie, désigne une personne si affable, si bonne, qu’elle ne voit pas les défauts des autres. Encore une personne affligée du syndrome de l’œil paresseux. Ce type d’individu n’a rien à voir avec le « n’a-qu’un-œil » qui sévit dans notre espace public libanais et dans l’Orient arabe en général, à savoir celui qui sait fermer les yeux pour faire avancer ses intérêts bien compris. Le nôtre est un descendant de l’engeance ottomane des gözümüz yok (4), ces personnages si flexibles, si malléables, qu’on a beau leur cracher au visage, ils diront que c’est la petite pluie.

Déformation mentale, recherche du consensus ou courtoisie excessive ? Rien à voir avec nos origines supposées phéniciennes et le sens du négoce qui irrigue nos artères et veines : on retrouve ces mêmes travers sous la tente du bédouin, aux limites des steppes arides de l’intérieur syrien. Conditionné par une certaine flexibilité de la conscience et de l’honneur, tenaillé par la crainte ou guidé par l’intérêt, le cheikh de la tribu comme le citadin urbanisé des villes côtières n’ont jamais manqué à l’appel de l’obséquiosité. L’un et l’autre ont flatté l’officier des spahis du temps du mandat français, de même qu’ils avaient rampé devant le yüzbaşi turc à l’époque ottomane et qu’ils le feront à leur première entrevue avec un komandyr de la milice Wagner s’il leur arrive d’avoir affaire à lui.

À quoi tient l’aveuglement de nos hommes (et de nos femmes) politiques ?

Najat Aoun Saliba, « une scientifique à la volonté de fer », semble-t-il, a fait l’éloge du Président de la Chambre au prétexte qu’il a appliqué, dans toute sa sévérité, la règle du « no smoking » dans l’enceinte de l’Assemblée nationale. C’est si gros qu’on en vient à se demander si elle n’était pas en train de persifler ladite personne. Le fait de donner instruction à son factotum de retirer les cendriers de l’enceinte du Parlement, ou d’interdire la cigarette dans le Temple de la volonté populaire, peut-il occulter le viol, par Nabih Berri, de la Constitution et du Pacte national, la gabegie et la cleptocratie systémique, la pérennisation de son mandat, etc. À quoi tient cet aveuglement d’une élue supposée rebelle à l’establishment ? Il y a des excentriques partout, nous dira-t-on. Oui, mais il y a également de la flagornerie à tous les échelons. Et les exemples abondent : on peut chercher à complaire sous la menace, par calcul ou sur mot d’ordre. Mais le pire est de s’adonner à ce jeu par réflexe atavique, par sujétion volontaire. Or quand on se dit « révolutionnaire », on est censé prendre des risques, on est supposé chercher la confrontation et avoir le constant souci de ne pas plaire.

Les contestataires ou comment détourner pudiquement le regard


« The eyes are not here »

Point de presse sur les treize députés qui « portent sur leurs épaules les espoirs d’une population meurtrie par des années de machination politique et de corruption » (5) : ces élus contestataires ont, lors du premier round des élections présidentielles, voté pour un nationaliste ardent au cursus impeccable, un battant au-dessus de tout soupçon. En bref, leur candidat était le « gendre idéal », mais était-il pour autant l’homme de la situation ? Difficile de le croire !

Ces révolutionnaires étaient, encore une fois, à côté de la plaque, hors sujet comme lors d’un examen de fin d’année. Pour se singulariser, ils ont regardé ailleurs. Pour préserver leur unanimité, ils ont botté en touche. Mais ce n’est pas en esquivant la question fatidique de notre souveraineté nationale meurtrie qu’on mérite de la patrie. Et j’ai tout lieu de croire qu’ils se sont « sciemment » trompés de ligne de mire. Voilà ce qui arrive à vouloir ménager la chèvre et le chou ! (6)

Qui a dit que la thawra n’engendrait que des justes ?

Youssef Mouawad

1- « Les yeux ne sont pas ici, il n’y a pas d’yeux ici, dans cette vallée d’étoiles mourantes, la mâchoire cassée de nos royaumes perdus » T.S. Eliot, The Hollow Men

2- Eugène Ionesco, Antidotes, Gallimard, 1977, p. 309

3- Oui, c’est un crime de guerre, et un crime imprescriptible, que d’entreposer des matières hautement explosives en milieu résidentiel. Un crime qui remonte à hier, pas à Mathusalem !

4- « Gözümüz yok » veut dire en turc : « n’a pas d’yeux pour voir »

5- Ibrahim Jouhari, L’Orient Littéraire, 2 juin 2022, p. II

6- Aux dernières nouvelles, le député du caza de Zgharta a rendu son tablier et a déserté son groupe d’élus dits « contestataires », la règle de l’unanimité ne pouvant assurer la libre expression de ses aspirations réformistes
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