Ukraine: l'Afrique se sent délaissée par les Européens
L'invasion russe de l'Ukraine a dévoilé les divisions entre les pays européens et les pays africains. Pris entre une aspiration à plus de solidarité internationale en Afrique et une compassion pour l'Ukraine, les pays africains prennent leur distance avec l'Europe.

Les retombées de l'invasion de l'Ukraine par la Russie dévoilent au grand jour les contradictions entre l'aspiration des pays africains à une autonomie stratégique et la solidarité avec un pays européen agressé que réclament leurs partenaires occidentaux.

La 8e édition du Forum international de Dakar, conférence de dirigeants et d'experts sur la sécurité en Afrique qui s'est tenue cette semaine, s'est fait l'écho de ces incompréhensions réciproques.

"Les Africains disent qu'au même moment où l'Ukraine est en guerre, est envahie, est agressée, l'Afrique est permanemment agressée par le terrorisme" a affirmé le chef de l'Etat sénégalais Macky Sall (AFP)

 

 

"L'Afrique n'est pas contre l'Ukraine, il ne faut pas qu'on ait l'impression que les Africains sont insensibles à la situation de l'Ukraine. Ce n'est pas ça du tout", a assuré l'hôte du Forum, le chef de l'Etat sénégalais Macky Sall, président en exercice de l'Union africaine (UA).

"Mais les Africains disent qu'au même moment où l'Ukraine est en guerre, est envahie, est agressée, l'Afrique est +permanemment+ agressée par le terrorisme", a-t-il argué.

Il a aussi déploré le manque de solidarité internationale avec le continent face à la crise économique et aux maladies, donnant le ton de beaucoup d'interventions de dirigeants africains.

"Ca choque les Africains de voir les milliards qui pleuvent sur l'Ukraine alors que les regards sont détournés de la situation au Sahel", a déclaré à l'issue du Forum l'ex-président du Niger, Mahamadou Issoufou.

Il a relevé le contraste avec les difficultés rencontrées pour boucler les quelque 400 millions d'euros de budget de la force conjointe antijihadiste lancée en 2017 par l'organisation régionale G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad).

Une disparité dont s'est également ému le ministre malien des Affaires étrangères Abdoulaye Diop, représentant d'un régime dominé par des colonels qui s'est retiré des instances du G5 Sahel, trop sensible selon lui aux "pressions françaises".

"Pour l'Ukraine où on demande à l'Afrique de prendre position, en quelques jours plus de huit milliards ont été mobilisés", a-t-il déclaré. "C'est la politique de deux poids, deux mesures. Toutes les vies humaines, noires, blanches, rouges et jaunes se valent".
"Menace existentielle"

Mais "cet argument consistant à dire +le monde nous abandonne pour s'intéresser à l'Ukraine+", estime Niagalé Bagayoko, présidente de l'African Security Sector Network (ASSN), est "très difficilement recevable".

A Kiev, le président de la Cédéao dit "vouloir rapprocher" l'Ukraine et la Russie (AFP)

 


 

"L'Afrique est au cœur de l'agenda international", rappelle-t-elle", "si on regarde vraiment le budget des opérations de paix, des interventions extérieures, à part le Moyen-Orient, l'Afrique au cours des 10 dernières années est celle qui a accueilli le plus d'interventions, y compris des interventions sporadiques des Américains".

A la même tribune que Macky Sall, la secrétaire d'Etat française Chrysoula Zacharopoulou a affirmé que l'invasion de l'Ukraine représentait "une menace existentielle pour la stabilité et l'intégrité" de l'Europe.

"Tous les Européens le vivent ainsi. C'est pour cette raison que nous exprimons aujourd'hui une attente de solidarité à l'égard de l'Afrique"

Le Sénégal, aux relations fortes avec les pays occidentaux, avait surpris le 2 mars en s'abstenant comme nombre d'autres Etats africains lors d'un vote de l'Assemblée générale sur une résolution exigeant "que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l'Ukraine".

La ministre sénégalaise des Affaires étrangères Aïssata Tall Sall a justifié cette décision dans une interview cette semaine à TV5 Monde par la nécessité de "rechercher une position africaine commune" au moment où son pays venait de prendre la présidence annuelle de l'Union africaine.

"Nous ne pouvons pas prôner que le monde doit nous respecter comme un continent (...) et organiser la dispersion de l'ordre africain", a-t-elle plaidé.

Le secrétaire d'État américain Antony Blinken en tournée en Afrique (AFP)

 

 

Depuis plusieurs années déjà les Etats africains "cherchent à diversifier leurs partenariats avec d'autres puissances émergentes, comme l'Inde et la Turquie", toutes deux représentées au niveau ministériel au Forum, "et des grandes puissances comme la Chine et la Russie, toutes se posant en partenaires à égalité", souligne Aude Darnal, chercheuse au Stimson Center, groupe de réflexion américain sur la sécurité internationale.

"Il y a une fatigue grandissante envers ce qui est perçu comme une forme de paternalisme occidental, que les représentants d'Etats africains invités au Forum de Dakar ont dénoncé à de multiples reprises", ajoute-t-elle.

Pour autant, Niagalé Bagayoko déplore que le discours de nombreux responsables sur l'Ukraine "donne l'impression que la seule préoccupation des Africains par rapport à un conflit qui a des conséquences sur le monde entier, ce sont les répercussions qu'elles ont sur leur propre sécurité".

"Cela me rappelle les Européens qui considèrent que le seul intérêt qu'ils ont à s'intéresser au conflit du Sahel, par exemple, c'est de protéger le continent des migrations", poursuit-elle.

Avec à terme le risque, pointe Niagalé Bagayoko, que "face aux appels à l'investissement de la communauté internationale pour venir en aide à l'Afrique, les autres réagissent de la même manière autocentrée" que beaucoup de dirigeants africains sur l'Ukraine.

Avec AFP
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