Notre phare est un prisonnier
Dans ces temps où le pays nous échappe chaque jour un peu plus, comme une urgence de retourner vers nos fondamentaux, de retrouver nos nécessaires, de se reconnecter avec nos monuments, vestiges, richesses, fiertés nationales, en deux mots récupérer notre territoire.

Encerclé de toutes parts, amputé de sa fonction principale, empêché de rayonner, le phare de Beyrouth est pourtant encore là. Dans son habit de prisonnier, il paraît si petit et démuni aujourd’hui qu’il suscite beaucoup de tendresse. C’est peut-être aussi parce qu’il symbolise tellement ce qui est arrivé à notre ville, à nos rivages, à ce qui a été une ouverture exceptionnelle sur la mer. Beyrouth phare du Moyen-Orient, réduite au silence et à l’abnégation comme ce monument en noir et blanc qui peine à rester droit.



Mais redonnons-lui la parole à ce phare qui a longtemps accueilli tous ceux qui venaient accoster sur nos rivages en quête d’exotisme, de découvertes et plus tard de culture et de plaisirs. Témoin de l’histoire tourmentée du Liban, il nous racontera quatre guerres, des arrivées et des naufrages, des invasions et des conquêtes, des résistances et des victoires avant d’être obligé de se rendre, trahi par les fils même de cette ville qu’il avait tant essayé d’éclairer.

Dès 1860, le port de Beyrouth connaît un accroissement conséquent du trafic maritime. Des aménagements nécessaires commencent pour faire face à l’afflux constant de pèlerins, commerçants et touristes. Et c’est en 1863, alors que pas moins de sept lignes maritimes desservent régulièrement Beyrouth, que Daoud Pacha, le premier moutassarif nommé au Liban, décide d’édifier un phare pour sécuriser l’accostage. Cette entreprise sera confiée à des ingénieurs français qui construiront dans une région boisée au bord de la mer un phare de 30 mètres de hauteur en pierre de sable et qui carbure au gaz. Cette manara si haute attire les Beyrouthins qui en font très vite leur lieu de promenade favori.



Le bon fonctionnement du phare est confié à Antoun Chebli, plombier de son état qui, inlassablement, transportera trois bonbonnes de gaz chaque jour jusqu’en haut, tout là-haut où il est le roi du monde. Il en oubliera de dormir tant la mission confiée est capitale sur une côte aux nombreux massifs rocheux. Antoun habite le premier étage du phare, s’investit corps et âme, et ses enfants ont vite fait de prendre la relève, surtout Joseph qui, à la mort de son père en 1940, sera nommé officiellement «Gardien du phare» par la puissance mandataire. Beyrouth déploie ses ailes, l’activité du port est de plus en plus florissante, le phare arbore maintenant des rayures noir et blanc, et Joseph adore son métier.


Jusqu’à cette nuit tragique du 22 décembre 1952 où le Champollion, un paquebot transportant 200 pèlerins en Terre Sainte, s’échoue sur les rochers à Ouzaï. Les circonstances du naufrage demeurent mystérieuses. Pour certains, le capitaine a confondu les lumières de l’aéroport avec celle du phare, pour d’autres, les lumières du phare étaient éteintes. Le mauvais temps rend toutes les tentatives de sauvetage vaines. Certains passagers n’hésitent pas à se lancer à l’eau pour tenter de rejoindre le rivage à la nage. 17 d’entre eux périront asphyxiés par le mazout qui s’était échappé du paquebot. Finalement les trois frères Baltagi réussissent à sauver à bord de deux vedettes le reste des passagers.

Pour les Chébli, c’est un véritable drame. Joseph sait pourtant que «son» phare faisait bien son travail et les autorités finissent par l’innocenter. Mais cela restera jusqu’à aujourd’hui une épine dans le cœur de cette famille de gardiens de phare qui en parle encore avec des larmes dans la voix. Cette tragédie qui a mis en émoi le pays tout entier a secoué les esprits. L’État reprend la concession accordée à la Société des phares et décide de construire un phare plus haut et surtout de le doter d’appareillages électriques. Il sera inauguré en 1957, mesurera 50 mètres, à 78 mètres du niveau de la mer, toujours rayé noir et blanc et fonctionnant à l’électricité. Dès lors, il deviendra personnage principal de nombreuses photos et cartes postales, tableaux et esquisses, tant il a du caractère et de la prestance ce phare qui a quelque chose de si rassurant.

Vue de la mer, avec en contrebas la fameuse Maison rose, la manara de Beyrouth qui a donné son nom au quartier deviendra un des symboles de la capitale qui oscille de façon heureuse entre modernité et romantisme. Les faisceaux blancs du phare clignotent tous les soirs, éclairant la mer, les routes des bateaux, mais aussi ce front de mer qui accueillaient les badauds et les noctambules dans une ville aux habits de lumière. Aux commandes depuis 1971, le fils de Joseph, Victor, qui a fait de son métier un véritable sacerdoce.

Et même si en 1977, et pour des raisons de «sécurité», le phare est obligé d’éteindre ses lumières, Victor restera aux commandes malgré les menaces et les bombardements, les tentatives d’enlèvements. Il n’abandonnera jamais son poste, réparera inlassablement les nombreux dégâts et plaidera en vain pour sortir son phare de «la logique de guerre». Il faudra attendre le 14 novembre 1994 pour que la manara reprenne du service, éclaire une normalité bienvenue et ranime l’espoir et la vie dans le cœur des Beyrouthins.



Mais c’était sans compter avec certains entrepreneurs qui, profitant de l’aura dont jouit le quartier après-guerre, décident d’édifier, contrairement à la loi, des immeubles autour du phare dont un de 17 étages qui altèrera fatalement la circularité des faisceaux de lumière. Victor et sa famille sont atterrés. Ce majestueux édifice qui a traversé les guerres, connu plusieurs occupations, subi des bombardements intenses, mais qui a su rester entretenu, opérationnel, toujours debout et fier, vient de perdre la bataille.

Puisque le phare ne peut plus remplir sa mission, qu’à cela ne tienne, on préfère construire un nouveau que faire respecter la loi. Et voilà qu’en septembre 2003 et sur la corniche bien plus près de la mer, un nouveau phare de 62 mètres en béton précontraint s’offrait tout gris aux yeux des Beyrouthins qui ne l’ont jamais vraiment adopté, même avec ses nouvelles rayures rouge et blanc. Pour Victor qui assure aussi le service dans le nouvel édifice, rien ne remplacera son phare qu’il continue à habiter et dont il astique méthodiquement les machines. Et comme pour lui donner raison, lorsqu’en 2006 les Israéliens bombardent le nouveau phare, c’est l’ancien, toujours en état de marche, qui prend la relève comme pour dire en écho avec Victor: c’est toujours moi la source de la lumière. De la vraie lumière de Beyrouth qui aimerait bien redevenir le gardien de son propre phare.
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