Pour en finir avec la Grande Famine 1/2
Comme fonds de commerce idéologique, la Grande famine est un sujet rentable et digne de tous les investissements. Et comme telle, elle ne peut échapper à l’instrumentalisation politique. On peut aisément s’en servir soit pour flatter ou ameuter un public, soit pour animer des discussions de café du commerce. Mais le sujet est bien trop sérieux et tragique pour être laissé à la merci des discours populistes ou «engagés». D’où l’intérêt d’établir, loin des clichés réducteurs, un état des lieux à la lumière des dernières études académiques.



Se pencher sur l’affaire de la disette qui a ravagé le Mont Liban lors de la Première Guerre mondiale, c’est se saisir d’un sujet brûlant et tenter d’en tirer un récit sobre, autant que faire se peut. Beaucoup de ceux qui ont traité cette question savent quel tapage publicitaire ils peuvent déclencher, et quelle place de choix ils peuvent se faire dans les débats patriotiques qui agitent notre petit pays. Rappelons qu’à l’approche du centenaire de ladite famine, c’est-à-dire il y a quelque dix ans, on enregistra une recrudescence des études ayant pour objet ce fléau implacable, et ce après des décades de mutisme quasi total. Car il faut avouer, ne serait-ce que par respect pour les victimes de 1915-19981, que le souvenir des «années noires» s’était estompé dans notre mémoire collective, avec la prospérité retrouvée et la sécurité alimentaire que le Mandat français a pu assurer dans la foulée de la déclaration du Grand Liban en septembre 1920.

Aussi, depuis plus de dix ans, la question de la famine a-t-elle rebondi sur la scène publique, certains auteurs s’étant rappelé que cette affaire représentait la plus grande catastrophe de l’histoire du Mont Liban jusqu’au déclenchement de notre guerre civile en 1975.

L’état des lieux

L’histoire de la Famine au Liban n’a pas été écrite de manière à cerner les enjeux en question. Certes, tout récit historique doit sans cesse être mis à jour et il n’y a guère de point final aux débats et tergiversations. Cependant, il est clair qu’à ce stade il y a défaillance au niveau d’une vision académique d’ensemble. L’Université libanaise a publié en deux volumes les actes d’un congrès sur l’histoire de la Première Guerre mondiale au Liban2, alors que le Centre international des sciences de l’homme de Jbeil consacrait deux tomes au même sujet3. Michel Abou Fadel avait mis à notre disposition dès 2005 une bibliographie de la question4. Efforts méritoires, mais dans tout cela rien que des études éparses et des monographies. Le père Pierre Wittouck s.j. et Christian Taoutel ont dépouillé les archives jésuites5, pendant que Issam Khalifeh publiait et commentait le «diaire» du père Akl, par la suite Monseigneur6. Certains se sont penchés sur l’écho de la Famine dans les mentalités de l’époque du Mandat et des premières années de l’indépendance7. Si toutes ces contributions ont remis notre sujet au goût du jour, il n’en reste pas moins que, dans l’arène publique, deux thèses continuent à s’affronter pour emporter l’adhésion. Toutes deux sont excessives et sans fondement sérieux.

La première thèse soutient mordicus que les Turcs comptaient faire subir aux Libanais le même sort qu’ils avaient réservé aux Arméniens et que, dans cet état d’esprit, ils ont volontairement affamé le Mont Liban, vu que la majorité de sa population était chrétienne. Il s’agirait donc en l’espèce d’un génocide, un génocide qu’on aurait cherché à occulter. Partant de là, on baigne dans le discours victimaire.

La seconde thèse prétend que ce seraient les puissances occidentales, le Royaume-Uni et la France principalement qui, en établissant un blocus maritime, ont affamé notre peuple. En empêchant l’arrivée de navires portant les vivres expédiés des États-Unis à destination des côtes libanaises, ils comptaient nous réduire à la dernière extrémité pour pouvoir nous imposer leur diktat, à savoir les accords Sykes-Picot. Cette thèse «idéologisée», que contredit la réalité historique, tend à mettre la faute sur l’Occident et sur l’impérialisme et, par ricochet, à disculper Jamal pacha.

Dans un cas comme dans l’autre, les promoteurs de ces idées font fi de la complexité de la situation qui a prévalu en quatre années de conflit mondial. Or la famine est née de la conjonction de plusieurs facteurs et ne saurait être ramenée à une cause unique, à savoir l’intention malveillante de l’une ou l’autre des puissances belligérantes.

J’ajouterais qu’on ne peut parler ex cathedra de la grande disette, qui correspond à l’époque du seferberlik, sans avoir pris connaissance préalable des contributions de Linda Schatkowski Schilcher8, de Talha Çiçek9, de Melanie Tanielian10, de Graham A. Pitts11, d’Aaron Tylor Brand12 et de Zachary J. Foster13 sur la question.

Mais passons au cœur du sujet.

© Collection privée Ibrahim Naoum Kanaan. Autorisation de reproduction spécialement donnée par Mme Nayla Kanaan Issa-el-Khoury (tous droits réservés).

© Collection privée Ibrahim Naoum Kanaan. Autorisation de reproduction spécialement donnée par Mme Nayla Kanaan Issa-el-Khoury (tous droits réservés).

© Collection privée Ibrahim Naoum Kanaan. Autorisation de reproduction spécialement donnée par Mme Nayla Kanaan Issa-el-Khoury (tous droits réservés).

Qui a souffert de la famine?

Tout le monde a vécu les affres de la famine dans le Bilad el-Cham, civils et militaires, et jusqu’aux troupes ottomanes qui y étaient stationnées. Cependant, tout le monde n’en a pas souffert au même degré. Une chose est de ne pas manger à satiété tous les jours ou de souffrir de malnutrition, autre chose est de rester des semaines entières sans subsistance, de quitter ses foyers, de mendier et de mourir le long des routes de l’exode. Encore une fois, puisqu’il faut le répéter, tout le monde a eu faim, sauf les riches et les hauts gradés, ce qui va de soi; et j’ajouterai sauf les troupes allemandes et autrichiennes qui achetaient les denrées avec de la monnaie or dans le Hauran fertile ou ailleurs.

Nombre des victimes de la famine?

On ne sait pas le nombre exact ni même approximatif des victimes. Certains avancent le chiffre approximatif de 80.000 morts de faim. Mais sur quoi se fondent-ils? Le patriarche Hoyek parle de la disparition du tiers de la population du Mont Liban qui atteignait à peine les 500.000 personnes. Cherchait-il à grossir les chiffres des «martyrs» dans son plaidoyer en faveur d’un Mont Liban élargi? Avait-il eu recours à cet argument pour s’adjoindre les terres fertiles de la Békaa, dans l’idée de mettre les siens à l’abri de la misère? Quant à Linda Schatkowski Schilcher, elle avance le chiffre de 200.000 victimes dans la seule Mutasarifiya sur les 500.000 qui avaient péri en Syrie géographique14. C’est en vrac, malheureusement, que ces chiffres et d’autres encore nous ont été servis.


1- Il est communément admis que la famine s’est déclarée, dans toute son horreur, le 13 avril 1915 avec la première vague de sauterelles.

2- Lubnan fil harb al-‘alamiya al-oula, 2 volumes, département d’histoire, Numéro 51, publications de l’Université libanaise, Beyrouth, 2011.

3- Centre international des sciences de l’homme, Byblos, Miat Am ‘ala al-Harb al-Kubra, 2 volumes, Byblos, 2014.

4- Michel Abou Fadel, Bibliographia al-Harb al-‘Alamiya al-Oula fi Lubnan, département d’histoire (Fanar), Université libanaise, 17 février 2005.

5- Christian Taoutel et Pierre Wittouck s.j., Le peuple libanais dans la tourmente de la Grande Guerre 1914-1918, Presses de l’Université Saint-Joseph, Beyrouth, 2016.

6- Issam Khalifeh, Muqawamat ahwal al-Maja’at, Beyrouth, 2017.

7- Youssef Mouawad, «Jamal Pacha, en une version libanaise», in The First Word War as remembered in the Countries of the Eastern Mediterranean, Orient-Institut Beirut, Beiruter Texte und Studien 99, 2006, pp. 425-446.

8- Linda Schatkowski Schilcher, «The Famine of 1915–1918 in Greater Syria», Problems of the modern Middle East in Historical Perspective, Essays in honor of Albert Hourani, Ithaca Press, Reading, 1992, p. 229s.

9- Talha Çiçek, War and State Formation in Syria: Cemal Pasha’s Governorate During World War I, 1914-1917, Routledge, 2014.

10- Melanie S. Tanielian, The Charity of War: Famine, Humanitarian Aid, and World War I in the Middle East, Stanford University Press, 2017.

11- Graham A. Pitts, Fallow Fields, Famine and the making of Lebanon, M.A. Washington, DC, 3 juin 2016.

12- Aaron Tylor Brand, Lives Darkened by Calamity: Enduring the Famine of World War I in Lebanon and Western Syria, American University of Beirut, Beirut, mai 2014.

13- Zachary J. Foster, «Why Are Modern Famines so Deadly? The First World War in Syria and Palestine», in Environmental Histories of the First World War, ed. Tucker et al., Cambridge University Press, 2018.

14- Linda Schatkowski Schilcher, op. cit.

La deuxieme partie de l'article sera publiée vendredi prochain.

Youssef Mouawad
Email: [email protected]

Facebook:https://www.facebook.com/youssef.mouawad.90
Commentaires
  • Aucun commentaire