80 ans. Le regard vif, la démarche assurée, un rictus indéchiffrable aux lèvres. Sa veste, quoique de bonne coupe, est élimée à force d’être portée. Ses joues sont creusées par le temps des privations, son visage est sillonné de rides. Ses cheveux argentés luisent dans le reflet des néons des cafés-trottoirs. Les jambes titubantes, il se promène de long en large dans la rue Mar Mikhael à Beyrouth où je retrouve une amie autour d’un verre, un soir de novembre.
Son regard croise le mien. Il s’approche lentement de notre table sur le trottoir. Ses mains tremblotantes servent de gestuelle à ses paroles d’un français impeccable. Nous ne lui posons aucune question, mais il a besoin de parler. De sa vie, de son diplôme décroché à Pigier, de sa carrière, de ses origines citadines, de ses voyages… Il a cette soif urgente de vouloir nous convaincre qu’il est un homme éduqué, qu’il a eu un passé honorable, que ses racines sont respectables. La soif désespérée de justifier sa déchéance. À lui-même plus qu’à nous.
Il s’est retrouvé du jour au lendemain dans la rue, sans abri, en raison de la crise économique qui s’abat sur le peuple libanais. Il nous l’a dit sans ciller, la nuque droite, en haussant ses épaules frêles. Tout sauf la pitié.
Son récit n’est pas unique. Il fait désormais partie de l’histoire contemporaine du Liban. Un fait divers dans l’actualité d’un pays qui se dévêtit chaque jour un peu plus, révélant dans sa nudité, son inhumanité.
Cet homme aurait dû avoir un toit. Un repas chaud. Dans un État qui devrait lui procurer une retraite décente, bien méritée, en vertu d’une loi qui devrait lui assurer une pension respectable au lieu des aides charitables. Je ne lui ai pas demandé s’il avait de la famille ou des enfants sur qui compter. Ce n’était pas une question de vie privée.
C’est une question de droit, d’humanité, de dignité. Le droit d’avoir accès à son propre argent, aux économies d’une vie entière. Le droit de bénéficier d’une pension-retraite. Le droit à ses besoins de base, à un habitat, à l’électricité, à l’eau, aux médicaments et aux soins de santé. Le droit aux rêves caressés tout au long d’une carrière, au prix du labeur, le rêve de se la couler douce sous les tropiques, ou de faire le tour du monde au bras d’une amante, ou tout simplement de peindre, lire ou jardiner dans sa propre maison au bord de la mer ou au fond d’une vallée lointaine.
J’ignore à quoi il pense chaque soir, en sillonnant les trottoirs nocturnes de Beyrouth. J’ignore si ses pas suivent le rythme de son passé, ou sont hantés par la cadence de son avenir. Si ses sentiments sont lourds de nostalgie ou s’il permet à l’espoir de danser dans ses rêveries. Mais je sais qu’il mérite de bien vivre son âge, d’avoir confiance en l’avenir, de pouvoir compter sur sa patrie, au lieu d’errer dans la ville, les jambes lourdes, dans un contexte d’angoisse sourde. La solitude pèse tant, surtout quand on est senior dans un Liban pourri qui n’a plus ni le goût du miel ni le parfum de l’encens.
Son regard croise le mien. Il s’approche lentement de notre table sur le trottoir. Ses mains tremblotantes servent de gestuelle à ses paroles d’un français impeccable. Nous ne lui posons aucune question, mais il a besoin de parler. De sa vie, de son diplôme décroché à Pigier, de sa carrière, de ses origines citadines, de ses voyages… Il a cette soif urgente de vouloir nous convaincre qu’il est un homme éduqué, qu’il a eu un passé honorable, que ses racines sont respectables. La soif désespérée de justifier sa déchéance. À lui-même plus qu’à nous.
Il s’est retrouvé du jour au lendemain dans la rue, sans abri, en raison de la crise économique qui s’abat sur le peuple libanais. Il nous l’a dit sans ciller, la nuque droite, en haussant ses épaules frêles. Tout sauf la pitié.
Son récit n’est pas unique. Il fait désormais partie de l’histoire contemporaine du Liban. Un fait divers dans l’actualité d’un pays qui se dévêtit chaque jour un peu plus, révélant dans sa nudité, son inhumanité.
Cet homme aurait dû avoir un toit. Un repas chaud. Dans un État qui devrait lui procurer une retraite décente, bien méritée, en vertu d’une loi qui devrait lui assurer une pension respectable au lieu des aides charitables. Je ne lui ai pas demandé s’il avait de la famille ou des enfants sur qui compter. Ce n’était pas une question de vie privée.
C’est une question de droit, d’humanité, de dignité. Le droit d’avoir accès à son propre argent, aux économies d’une vie entière. Le droit de bénéficier d’une pension-retraite. Le droit à ses besoins de base, à un habitat, à l’électricité, à l’eau, aux médicaments et aux soins de santé. Le droit aux rêves caressés tout au long d’une carrière, au prix du labeur, le rêve de se la couler douce sous les tropiques, ou de faire le tour du monde au bras d’une amante, ou tout simplement de peindre, lire ou jardiner dans sa propre maison au bord de la mer ou au fond d’une vallée lointaine.
J’ignore à quoi il pense chaque soir, en sillonnant les trottoirs nocturnes de Beyrouth. J’ignore si ses pas suivent le rythme de son passé, ou sont hantés par la cadence de son avenir. Si ses sentiments sont lourds de nostalgie ou s’il permet à l’espoir de danser dans ses rêveries. Mais je sais qu’il mérite de bien vivre son âge, d’avoir confiance en l’avenir, de pouvoir compter sur sa patrie, au lieu d’errer dans la ville, les jambes lourdes, dans un contexte d’angoisse sourde. La solitude pèse tant, surtout quand on est senior dans un Liban pourri qui n’a plus ni le goût du miel ni le parfum de l’encens.
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