«Un homme sans titre» ou le douloureux héritage familial
D’une écriture forte, témoignant à la fois de l’injustice inouïe que sont les vies asphyxiées des ascendants et du besoin d’apaisement des descendants pour pouvoir enfin respirer, Un homme sans titre narre la destinée de faim et de silence de Mohand-Saïd, un père algérien immigré en France. Le livre de Xavier Le Clerc retrace l’expérience d’un fils tendu vers la difficile quête de soi, aux prises avec un héritage familial solidement et douloureusement marqué par l’incessante et obsédante peur du lendemain, jusqu’à pouvoir rendre illégitime et indécente l’aspiration de chacun à la singularité.

Le père: une destinée de faim et de silence

Mohand-Saïd est né dans un village de Kabylie où, âgé de 2 ans, il a dû affronter la terrible famine de 1939 évoquée avec une intense émotion par Albert Camus journaliste «dans une série d’articles, publiés dans L’Alger républicain». Mobilisant le registre minéral, Xavier Le Clerc décrit une famine inscrite dans des paysages de pierres, de cailloux et de racines auxquels les villageois adultes et enfants se heurtent immanquablement sans pouvoir en extraire la moindre pitance. Habités par le courage de l’impuissance, les survivants faméliques ne renoncent cependant pas à marcher sur des kilomètres, espérant pouvoir s’abreuver.

L’expérience très précoce de la faim et de la marche de survie qui lui est associée ont très profondément et durablement construit Mohand-Saïd dans sa manière d’être et d’appréhender le monde. Son existence a été rongée jour et nuit par la hantise de manquer; elle a été celle d’un travailleur algérien immigré que son fils, «au fond, n’a jamais connu autrement que préoccupé». Xavier Le Clerc nous fait accéder à «l’exploitation» qui, dès l’enfance, a accompagné le chemin de son père jusqu’à s’inscrire «au fer rouge» sur son front irrémédiablement cabossé à la suite de deux accidents du travail pour lesquels il ne s’est pas autorisé à prendre le temps de la cicatrisation. Outre la colonisation de son corps, l’exploitation subie sans jamais se rebeller par crainte de la faim a fait de lui un homme mutique. Très tôt, le fils a compris que le silence du père n’avait rien de paisible et qu’il portait en lui une violence résurgente notamment infligée par son entreprise métallurgique qui «concassait ses ouvriers comme du minerai», leur ôtant définitivement la perspective d’autres possibles. Quand après «dix-huit années à louer ses bras dans les champs d’Algérie, suivies de trente années de chantiers et d’usine en Normandie», Mohand-Saïd est contraint d’accepter la préretraite, il doit encaisser «l‘indifférence que l’on réserve aux cailloux»; après avoir accompli son devoir, «toujours poli, muet et solide», il n’aura «même pas l’écoute que l’on prête aux grincements de graviers». À 55 ans, fondu/enfermé dans la rudesse du minéral, Mohand-Saïd a «glissé dans l’absence ultime (…). Notre père se tenait en retrait comme un produit périmé, retiré des étagères d’un supermarché. On savait qu’il ne servirait plus à rien.»

Xavier Le Clerc ignore si, pendant la guerre d’Algérie, son père a rejoint ou non les rebelles. Ce qui est certain, c’est que pendant cette période, conformément à la dévorante contrainte de survie qui coulait dans ses veines depuis tout petit, il devait coûte que coûte chercher à nourrir sa mère et sa sœur Cherifa. A-t-il pu concilier l’engagement politique et le combat contre la faim?… Presque un demi-siècle plus tard, tandis que son père est alité dans un hôpital psychiatrique, il rompra le silence où il s’est emmuré pour confier à son fils sa détresse d’avoir été torturé et humilié. De son terrible et déchirant récit, Xavier Le Clerc retient l’inextricable rapport entre inhumanité et humanité en temps de guerre: l’inhumanité de l’un des soldats français qui, après «l’avoir obligé à rester debout, immobile et en position de garde à vous, a éclaté de rire», et l’humanité de cet autre soldat qui, à l’aube le trouvant endormi par terre, «lui vient en aide».

Les enfants: la difficulté d’être soi ici et maintenant


Les enfants de Mohand-Saïd ont grandi émotionnellement avec ce que charriaient d’indicible les trois peurs récurrentes de leur père: celle des chiens qui «trouvait sa source dans sa propre enfance, quand il se battait pour des restes avec des chiens errants; celle du courant électrique et celle des couteaux qui remontaient à la guerre d’Algérie». Intimement travaillés par ces trois peurs héritées, les enfants ont dû se construire avec le mépris social dont leur père a fait l’objet toute sa vie sans chercher à se révolter autrement qu’en étant violent à leur encontre. Ainsi, abîmée par le «déchaînement électrique incontrôlé» de Mohand-Saïd, sa fille Keltoum, devenue adolescente, «régressa mentalement pour rester une petite fille à jamais». Xavier Le Clerc se souvient de sa sœur d’avant le basculement dans le quasi-mutisme quand, lui improvisant des histoires telle Shéhérazade, elle «était source d’imagination et d’intelligence». En témoigne, oh combien, le récit suivant de Keltoum «Toujours pince-sans-rire»: «Il y a très longtemps, Dieu créa d’abord les rues d’Alger (…) ensuite, les dispensaires de Kabylie, après le pétrole du Sahara et pour finir toute l’Afrique avec ses mines de diamants. — Et la France alors? — Mais tu crois que Dieu s’appelle comment?»

Tel un passage de relais entre la sœur aînée et le frère cadet, l’imagination et l’intelligence anéanties de l’une ont, non sans freins multiples imposés par les normes de classe, de race et de genre, accompagné le chemin de l’autre vers l’autonomie. Les histoires inventées par Keltoum ont très certainement constitué le terreau qui a amené ensuite le frère à se rendre de «son propre chef aux ateliers de langue française» puis à fréquenter régulièrement la bibliothèque. Ce goût émancipateur pour la langue et les livres n’a pu néanmoins s’affirmer autrement qu’en en faisant un «étranger dans sa famille où les seuls livres étaient les annuaires téléphoniques». La quête de soi du fils, son désir d’assumer au grand jour qui il est se heurte au statut de «déviant» auquel ses frères le ravalent, lui intimant de se taire pour ne pas déshonorer la famille. Au début de la trentaine, poussé par le désespoir de ne pas trouver d’emploi qualifié, le changement de nom, loin d’être un reniement de l’héritage du père, est vécu «au contraire comme l’aboutissement de son éducation: (…), traverser les frontières pour travailler dur, s’adapter pour survivre».

Un homme sans titre – «hormis ceux de transport et de résidence» – rend un hommage vibrant à ces destinées acceptant d’être méthodiquement broyées au travail pour ne pas affamer leur famille, pour permettre, même si elles ne l’ont pas explicitement exprimé, à leurs enfants de «relever la tête, d’effacer les frontières et de refuser l’assignation au gourbi mental». Bien que piétiné sa vie durant, Mohand-Saïd a légué à Xavier Le Clerc une rage de vivre ouvrant à l’apaisement.

Éliane Le Dantec

Un homme sans titre de Xavier Le Clerc, Gallimard, 2022.

Cet article a été originalement publié sur le blog Mare Nostrum.
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