«Le Liban dans le noir: escroqueries et mafias ?»
Dans le cadre des « Rencontres d’Ici Beyrouth », dont le but est d’engager tous les mois un débat en profondeur en présence de personnalités éminentes, sur un grand thème en rapport ou non avec l’actualité chaude, Ici Beyrouth a organisé mardi soir à l’hôtel Citéa (Ashrafieh) sa troisième table ronde mensuelle, axée cette fois-ci sur le thème « Le Liban dans le noir : escroqueries et mafias ? ».



Antoine Habchi, député de Baalbek-Hermel, Jean Ellieh, président de l’Autorité des Marchés Publics, et Ghassan Beydoun, ancien directeur général de l’Investissement du ministère de l’Énergie, ont été conviés en tant qu’invités pour livrer leur éclairage sur le sujet, à défaut de pouvoir éclairer ce pays qui ne manque pourtant pas d’illuminés... Outre leurs compétences dans le secteur de l’électricité, c’est l’indéniable courage de ces trois invités qui a rendu la discussion intéressante et positive, le courage étant une qualité qui fait très souvent défaut au sein de l’administration publique libanaise.

De gauche à droite, les députés Elias Hankache, Pierre Bou Assi, ainsi que Ramy Rayess, et à la deuxième rangée l'ancien député Misbah Ahdab et le général Maroun Hitti

Le modérateur du débat et directeur de la rédaction d'Ici Beyrouth Michel Touma a commencé par présenter les intervenants en rappelant que Dr Habchi a été contraint d’aller jusqu’à effectuer des démarches spéciales auprès des autorités judiciaires pour tenter de rétablir la vérité au sujet des véritables causes de la catastrophe qui touche l’électricité au Liban. Quant à MM. Ellieh et Beydoun, ils ont dans le cadre de leurs fonctions respectives vécu au jour le jour le déclin monumental de ce secteur et sa transformation d’un domaine relativement fonctionnel en une carcasse vidée de son contenu par des charognards, au détriment du peuple libanais qui vit aujourd'hui dans la pénombre. Nul ne connait donc mieux que ces deux hauts fonctionnaires les causes réelles de l’effondrement du secteur libanais de l’électricité.

C’est le député Habchi qui a pris le premier la parole en donnant des chiffres qui démontrent, à ses yeux, à quel point la situation est scandaleuse. À l’apogée de sa consommation, le Liban aurait besoin de 3200 à 3400 Mégawatts, dont le coût ne pouvait, selon le député, dépasser un maximum de 4 milliards de dollars. Cependant, le pays est endetté à hauteur de 45 milliards de dollars pour le secteur de l’électricité, pour uniquement une heure d’électricité par jour (et encore, pas sur l’ensemble du territoire). Il y aurait donc, rien que dans ce secteur, 41 milliards de dollars payés par le contribuable qui ont été totalement gaspillés, pour ne pas dire volés. Sachant que lors de la conférence CEDRE de Paris, il était question d'une aide de 11 milliards de dollars pour un plan de redressement, ces 41 milliards s’ils avaient été bien utilisés, auraient permis, presque, de faire du Liban une petite puissance et en tout cas d’éviter la crise actuelle. C’est dire l’ampleur de l’escroquerie.

D’autre part, le député Habchi a rappelé que l’ancien ministre de l’Énergie Gebran Bassil, chef du courant patriotique libre, qui continue jusqu’à aujourd'hui à contrôler le ministère en question, avait promis, lorsqu’il était en charge de ce portefeuille, que l’électricité serait fournie 24 heures sur 24 en 2015. Mis à part le fait que cette promesse n'a été que pure chimère, M. Habchi a rappelé qu’en 2010 (soit quelques mois après la prise en charge de ses fonctions par M. Bassil), l’électricité était assurée 15 ou 16 heures par jour, aujourd'hui, elle ne l’est plus qu'une seule heure par jour, pour des coûts qui n’ont toutefois pas diminué en conséquence !

De nombreuses personnalités ont assisté à la table ronde

Face à ce scandale, le député Habchi a voulu user de tous les moyens offerts par la loi pour obtenir des informations permettant d’ouvrir une enquête sur ce plan. Il a donc adressé des questions en sa qualité de parlementaire au ministère de l’Énergie ainsi qu’au gouvernement, mais en vain. Il a ensuite usé de son droit d’accès à l’information en vertu de la loi n°28 du 10 février 2017 et saisi la justice pénale par l’intermédiaire du Parquet; toujours en vain. « Aucune réponse précise aux informations recherchées et ciblées n’a été apportée et le peu d’informations obtenues était pour la plupart insignifiantes, ce qui dénote un manque total de transparence de la part des responsables concernés » a souligné le député, rappelant que les délais constitutionnels de réponse dans le cas des questions écrites au gouvernement n’ont pas été respectés. « Lorsqu’un ministère ne fournit pas une information qu’il est tenu de transmettre, c'est qu'il est probablement coupable » a affirmé M. Habchi.

Corruption légalisée


L’ancien directeur général du ministère de l’Énergie Ghassan Beydoun et le député Habchi étaient par ailleurs d’accord pour dénoncer une « corruption légalisée » du fait de l’absence de réponse de la part des responsables, ou du fait de « l’intervention du gouvernement pour imposer des situations contraires à la loi » ou aussi de l’acceptation par le Conseil des ministres de ces situations illégales en raison de l’influence hégémonique de certains ministres se croyant tout-puissants. M. Beydoun a ainsi critiqué cette « génération de ministres post-Taëf qui veulent construire des empires personnels et familiaux au détriment de l’intérêt général et notamment de l’application de l’article 66 de la Constitution qui charge les ministres d’assurer le respect de la loi et des règlements et pose le principe de la responsabilité politique (devant le Parlement) et individuelle (sur leur patrimoine personnel) des ministres ».

Dans ce cadre, l’ancien haut fonctionnaire a invité les parlementaires à user de leur pouvoir de créer une commission d’enquête spéciale chargée d’analyser les faits et d’établir les responsabilités dans le domaine de l’électricité, en indiquant qu’il était prêt à témoigner devant elle et en détail de toutes les infractions commises, afin de sanctionner les responsables. Il a également souligné qu’il a précédemment transmis lui-même toutes ces informations à une multitude d’autorités compétentes qui n’ont cependant pas réagi, déclarant que même le Parquet est au courant mais que cette instance pénale ne veut visiblement pas ouvrir l’enquête.

Aparté entre le député Elias Hankache et l'ancien député Ahmed Fatfat

Comme exemple de ces infractions, la procédure légale devant aboutir à l’adjudication dans le dossier des « navires-centrales » n’aurait pas été respectée, « le tout s’étant déroulé dans le bureau du ministre », a dénoncé le haut fonctionnaire à la retraite, sans oublier que l’utilisation en elle-même de navires-centrales pour alimenter le Liban en électricité est contraire à la loi libanaise qui énumère de manière limitative les sources d’électricité possibles. « Personne au Conseil des ministres n’a ensuite interpelé le ministre sur la manière dont ce marché a été conclu ; c’est cela la corruption légalisée », a-t-il expliqué, en citant également les cas des centrales de Deir Ammar et de Zouk, qu’il a qualifiées de « fautes mortelles ».

Le dysfonctionnement des appels d'offres 

Quant à M. Jean Ellieh, il a fustigé les dysfonctionnements au niveau des appels d’offre dans le secteur de l’électricité, indiquant par exemple qu’un marché pétrolier a été confié de gré à gré (soit sans appel d’offres) à une entreprise et plusieurs fois renouvelé sans aucune évaluation de la bonne exécution de ce contrat. D’autre part, il a indiqué ne jamais avoir connu durant ses années d’exercice de véritable plan dans le secteur de l’électricité. Le haut fonctionnaire a également donné l’exemple de l’ancien ministre CPL « César Abi Khalil qui a conditionné la conclusion d’un marché à la rédaction d’un cahier de charges qui favorisait exclusivement une société bien connue, en posant des spécificités que seule cette dernière pouvait satisfaire ». « Sans respecter les lois, on ne pourra jamais combattre la corruption, ni dans le secteur de l’énergie, ni dans les autres : il faut des hommes d’État et non des subordonnés d’hommes politiques », a déclaré M. Ellieh. Et le président de l’Autorité des Marchés Publics de conclure : « Le problème principal n’est pas une carence législative mais celui d’une mauvaise gouvernance du fait du non-respect des lois ; certains ministres veulent appliquer leur volonté au lieu d’appliquer la loi, et une partie des autorités judiciaires ferme les yeux sur ces dérogations ».

De gauche à droite, l'ancien député Ahmed Fatfat, M. Jean Ellieh, et le magistrat Peter Germanos.

Pour synthétiser, les causes de la crise de l’électricité sont pour les trois intervenants le non-respect des lois et des règlements, la volonté d’hégémonie d’un ministre et de son parti sur la gestion du secteur à leur convenance pour réaliser des intérêts privés, et la neutralisation des «filtres» internes à l’administration du fait que les «filtres» censés jouer ce rôle préfèrent faire preuve de complaisance envers les ministres pour des raisons diamétralement opposées à la réalisation de l’intérêt général.

Les invités étaient également d’accord sur le fait que l’impunité ne peut plus régner au Liban et que les responsabilités doivent absolument être établies en ce qui concerne les 45 milliards de dollars d’argent public déboursé sans résultat dans le secteur de l’électricité. « Si on ne poursuit pas notre action dans cette affaire si évidente et complexe à la fois, ce château de cartes (cimenté par la corruption) ne tombera pas ; et si nous travaillons main dans la main à rétablir la vérité, nous pourrons alors réaliser cette victoire » a conclu le député Habchi en lançant ainsi un message d'espoir aux Libanais.
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