Dans Le grand remplacement ou la politique du mythe, Pierre André Taguieff se fait l’archéologue d’un thème dont l’écrivain Renaud Camus serait l’inventeur. Faux! Un concept qu’il a en fait popularisé. Multiforme, cette idéologie raciale est vieille de plusieurs siècles, et elle s’invite durablement dans le débat public international. Mais à qui s’adresse ce livre d’une extraordinaire érudition et qui nous saisit d’effroi, tant il est difficile de laisser traîner son esprit relativement sain dans l’univers de cette fange immonde? Certainement pas au quidam – 60% de la population française paraît-il ! – qui est persuadé, in fine et comme le dit Louis-Ferdinand Céline que le Blanc «va se faire enculer».
Dans les années 1950, le philosophe Léo Strauss – auteur entre autres de La persécution et l’art d’écrire – établissait un concept affirmant que, pour discréditer l’argumentation d’un contradicteur, il suffisait de se référer au nazisme, à Hitler et à la Shoah. C’est ce qu’il appelait la «reductio ad hitlerum». Dans les années 1990, alors que nous n’étions qu’aux prémices d’Internet, un avocat américain énonçait une loi empirique: «Plus une discussion en ligne dure, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les Nazis ou Hitler s’approche de 1.» C’est ce qu’on appelle de nos jours la «loi» ou le «point» Godwin. Il n’est pas applicable qu’aux discussions en ligne. Avec ce «grand remplacement» que certains partis politiques recyclent sous de nombreuses formes, ne serions-nous pas face au nouveau point Godwin de l’immigration?
En 2010, sous la plume de l’écrivain français Renaud Camus, face à une immigration (essentiellement de religion musulmane) mal contrôlée en Europe en général et en France en particulier, apparaît le terme de «grand remplacement» qui va devenir le parangon réactionnaire de l’extrême droite au sein de l’échiquier politique, auxquels s’opposent désormais les partisans de la «créolisation universelle». Au Royaume-Uni – qui procède à des statistiques ethniques et religieuses – l’écrivain Douglas Murray, auteur des best-sellers L’Étrange suicide de l’Europe et Abattre l’Occident. Comment l’antiracisme est devenu une arme de destruction massive, analyse les profondes mutations qui font de Londres, Manchester ou Birmingham des villes à «minorités blanches». Dans un entretien au Figaro le 8 décembre dernier, il déclare: «Les avantages de la diversité ne sont pas inépuisables. Il y a un stade où vous avez effectivement dilué votre culture à tel point que vous n’êtes plus ce que vous étiez.» De la «dilution» à l’anglaise au «grand remplacement» à la française auquel 60 % de la population adhère, sommes-nous, comme l’a démontré l’historien Nicolas Lebourg, face à «l’histoire d’une idée mortifère» ou, comme s’en inquiète Michel Houellebecq: «J’ai été très choqué qu’on appelle ça une théorie. Ce n’est pas une théorie, c’est un fait»?
Alors, déni ou dramatisation à outrance? Mythe ou réalité? Vérité qui dérange? Peur de disparaître? Racisme déguisé? Arme de destruction massive? Génocide par substitution des peuples? C’est à cette thématique anxiogène, catastrophiste, annonçant l’inévitable déclin de l’Occident déjà prophétisé par Oswald Spengler en 1917, que Pierre-André Taguieff, philosophe, politiste et historien des idées, vient de consacrer son dernier ouvrage, en tentant d’apporter des réponses à la lumière de l’histoire, la vraie, pas celle du maurrassien Éric Zemmour. Car l’enjeu est important, et l’auteur le souligne «il s’agit de refondre la nature humaine sur de nouvelles bases et de fond en comble pour construire la société parfaite de l’avenir.» Nouvelle utopie?
Une théorie bien éculée…
Le concept du grand remplacement n’est évidemment pas aussi ancien que tous les flux migratoires qui ont démarré à partir du berceau africain, et qui ont été incessants à la suite de multiples problématiques. Il trouve déjà sa source au sein de la chrétienté médiévale avec, en 1492, l’expulsion des juifs d’Espagne au nom de la pureté du sang, puis de la prétendue découverte de l’Amérique la même année, mettant en place un ordre racial planétaire justifiant, pour des siècles, la violence et la domination blanche (Alexander D. Barder: Global Race War – International Politics and Racial Hierarchy – Oxford University Press, 2021, non traduit). Mais le tournant idéologique va se situer avec l’ouvrage du Français Arthur de Gobineau (1816-1882) dont L’Essai sur l’inégalité des races humaines (1853) entend démontrer que les métissages successifs conduisent à l’inévitable déchéance de l’humanité. Émettant l’hypothèse qu’il y avait naguère une race pure, Gobineau va établir une classification dépourvue d’autorité scientifique (blanche, puis jaune et noire), en plaçant la race germanique parmi les plus évoluées, d’où l’impérieuse nécessité de la préserver. Cette théorie spécieuse de la décadence raciale va, par la suite, irriguer la pensée nazie, sans que l’on puisse établir si Hitler a lu Gobineau, a contrario de son idéologue, Alfred Rosenberg, qui va en détourner la pensée, comme celle de Darwin. Pour la première fois, Gobineau – qui n’était en aucun cas antisémite – parle d’une race supérieure, les Arians, qui aurait dominé le continent européen:
Ce qu’il appelle la «chute des civilisations», c’est la fatalité du remplacement progressif de la «race forte» ou «noble» originelle par une population métissée racialement inférieure, qui est la seule cause de la décadence de la civilisation créée par la race supérieure. Tel est le postulat gobinien: le mélange des races, c’est-à-dire la perte de pureté de la race créatrice, est la cause de toute décadence. (Pierre-André Taguieff)
Cette théorie va être au cœur de l’idéologie völkisch en Allemagne à compter du milieu du XIXe siècle. Ce mouvement rejette toute forme de modernité. Il n’hésite pas à puiser dans les progrès de la science, dans les domaines de l’anthropologie, de l’eugénisme et de la linguistique, mais aussi à détourner insidieusement les théories de l’évolution de Darwin à des fins racistes, pour tenter de démontrer l’impérieuse supériorité de la race allemande à des fins de renaissance nationale. Le mythe de l’aryen n’a pas vu le jour dans l’esprit dérangé et primaire d’Hitler rédigeant Mein Kampf; il lui est antérieur de plus d’un siècle. Il est vrai que les philosophes allemands comme Emmanuel Kant lui ont bien facilité la tâche: «La nature n’a doté le Nègre d’Afrique d’aucun sentiment qui ne s’élève au-dessus de la niaiserie (…) Les Noirs sont si bavards qu’il faut les séparer et les disperser à coups de bâton.» (Observations sur le sentiment du beau et du sublime, 1764).
Ce que démontre avec brio Pierre-André Taguieff, en lui consacrant de nombreuses pages particulièrement instructives, c’est que la théorie du grand remplacement trouve sa véritable source chez Gobineau, mais, parce qu’elle fait partie des croyances dogmatiques de l’époque, il convient de la contextualiser. Nonobstant, Gobineau n’est pas un «nationaliste» français. Il ne s’intéresse qu’aux Arians, qui ne sont que le produit de son imagination; il ne parle pas de suicide racial, comme le promet Hitler aux Français dans Mein Kampf: «Si l’évolution de la France se poursuivait encore trois cents ans sur la ligne actuelle, ses derniers résidus de sang franc disparaîtraient dans cet État mulâtre européo-africain de formation. Un immense territoire de peuplement cohérent, allant du Rhin jusqu’au Congo, rempli d’une race inférieure se formant peu à peu, au fil d’une longue bâtardisation.» (Ce salmigondis sera repris par le Waffen-SS français René Binet (1913-1957), ex-trotskiste, qui va être – lui aussi – un théoricien du grand remplacement.) On s’en doute, Gobineau va faire des émules, et pas qu’en Allemagne. La France est un des pires terreaux de l’antisémitisme et de la xénophobie avec – entre autres – Édouard Drumont, Maurice Barrès, Charles Maurras, ou Georges Vacher de Lapouge, qui écrit en 1899: «L’admission des étrangers peut détruire en peu de temps une nation, mais ne saurait assurer sa perpétuité par le renforcement de son effectif.» Au fil des pages, Pierre-André Taguieff fait l’inventaire historique de toutes les paroles «d’horreurs» que l’on a pu connaître durant la période de l’entre-deux-guerres et il n’est pas étonnant qu’en France, l’immense majorité de ces «intellectuels» ait pu fournir la longue cohorte des collaborateurs. Cette problématique n’est pas limitée à la France ou l’Europe. Elle sévit de la même manière au Royaume-Uni et aux États-Unis: «Il ne faut pas oublier que les spécialisations qui caractérisent les races supérieures sont relativement récentes, très instables et que, mélangées avec des caractères généralisés ou primitifs, elles tendent à disparaître. Le mélange de deux races produit à la longue une race qui retourne au type le plus ancien, généralisé et inférieur.» (Madison Grant, Le Déclin de la grande race, 1916)
Dans les années 1950, le philosophe Léo Strauss – auteur entre autres de La persécution et l’art d’écrire – établissait un concept affirmant que, pour discréditer l’argumentation d’un contradicteur, il suffisait de se référer au nazisme, à Hitler et à la Shoah. C’est ce qu’il appelait la «reductio ad hitlerum». Dans les années 1990, alors que nous n’étions qu’aux prémices d’Internet, un avocat américain énonçait une loi empirique: «Plus une discussion en ligne dure, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les Nazis ou Hitler s’approche de 1.» C’est ce qu’on appelle de nos jours la «loi» ou le «point» Godwin. Il n’est pas applicable qu’aux discussions en ligne. Avec ce «grand remplacement» que certains partis politiques recyclent sous de nombreuses formes, ne serions-nous pas face au nouveau point Godwin de l’immigration?
En 2010, sous la plume de l’écrivain français Renaud Camus, face à une immigration (essentiellement de religion musulmane) mal contrôlée en Europe en général et en France en particulier, apparaît le terme de «grand remplacement» qui va devenir le parangon réactionnaire de l’extrême droite au sein de l’échiquier politique, auxquels s’opposent désormais les partisans de la «créolisation universelle». Au Royaume-Uni – qui procède à des statistiques ethniques et religieuses – l’écrivain Douglas Murray, auteur des best-sellers L’Étrange suicide de l’Europe et Abattre l’Occident. Comment l’antiracisme est devenu une arme de destruction massive, analyse les profondes mutations qui font de Londres, Manchester ou Birmingham des villes à «minorités blanches». Dans un entretien au Figaro le 8 décembre dernier, il déclare: «Les avantages de la diversité ne sont pas inépuisables. Il y a un stade où vous avez effectivement dilué votre culture à tel point que vous n’êtes plus ce que vous étiez.» De la «dilution» à l’anglaise au «grand remplacement» à la française auquel 60 % de la population adhère, sommes-nous, comme l’a démontré l’historien Nicolas Lebourg, face à «l’histoire d’une idée mortifère» ou, comme s’en inquiète Michel Houellebecq: «J’ai été très choqué qu’on appelle ça une théorie. Ce n’est pas une théorie, c’est un fait»?
Alors, déni ou dramatisation à outrance? Mythe ou réalité? Vérité qui dérange? Peur de disparaître? Racisme déguisé? Arme de destruction massive? Génocide par substitution des peuples? C’est à cette thématique anxiogène, catastrophiste, annonçant l’inévitable déclin de l’Occident déjà prophétisé par Oswald Spengler en 1917, que Pierre-André Taguieff, philosophe, politiste et historien des idées, vient de consacrer son dernier ouvrage, en tentant d’apporter des réponses à la lumière de l’histoire, la vraie, pas celle du maurrassien Éric Zemmour. Car l’enjeu est important, et l’auteur le souligne «il s’agit de refondre la nature humaine sur de nouvelles bases et de fond en comble pour construire la société parfaite de l’avenir.» Nouvelle utopie?
Une théorie bien éculée…
Le concept du grand remplacement n’est évidemment pas aussi ancien que tous les flux migratoires qui ont démarré à partir du berceau africain, et qui ont été incessants à la suite de multiples problématiques. Il trouve déjà sa source au sein de la chrétienté médiévale avec, en 1492, l’expulsion des juifs d’Espagne au nom de la pureté du sang, puis de la prétendue découverte de l’Amérique la même année, mettant en place un ordre racial planétaire justifiant, pour des siècles, la violence et la domination blanche (Alexander D. Barder: Global Race War – International Politics and Racial Hierarchy – Oxford University Press, 2021, non traduit). Mais le tournant idéologique va se situer avec l’ouvrage du Français Arthur de Gobineau (1816-1882) dont L’Essai sur l’inégalité des races humaines (1853) entend démontrer que les métissages successifs conduisent à l’inévitable déchéance de l’humanité. Émettant l’hypothèse qu’il y avait naguère une race pure, Gobineau va établir une classification dépourvue d’autorité scientifique (blanche, puis jaune et noire), en plaçant la race germanique parmi les plus évoluées, d’où l’impérieuse nécessité de la préserver. Cette théorie spécieuse de la décadence raciale va, par la suite, irriguer la pensée nazie, sans que l’on puisse établir si Hitler a lu Gobineau, a contrario de son idéologue, Alfred Rosenberg, qui va en détourner la pensée, comme celle de Darwin. Pour la première fois, Gobineau – qui n’était en aucun cas antisémite – parle d’une race supérieure, les Arians, qui aurait dominé le continent européen:
Ce qu’il appelle la «chute des civilisations», c’est la fatalité du remplacement progressif de la «race forte» ou «noble» originelle par une population métissée racialement inférieure, qui est la seule cause de la décadence de la civilisation créée par la race supérieure. Tel est le postulat gobinien: le mélange des races, c’est-à-dire la perte de pureté de la race créatrice, est la cause de toute décadence. (Pierre-André Taguieff)
Cette théorie va être au cœur de l’idéologie völkisch en Allemagne à compter du milieu du XIXe siècle. Ce mouvement rejette toute forme de modernité. Il n’hésite pas à puiser dans les progrès de la science, dans les domaines de l’anthropologie, de l’eugénisme et de la linguistique, mais aussi à détourner insidieusement les théories de l’évolution de Darwin à des fins racistes, pour tenter de démontrer l’impérieuse supériorité de la race allemande à des fins de renaissance nationale. Le mythe de l’aryen n’a pas vu le jour dans l’esprit dérangé et primaire d’Hitler rédigeant Mein Kampf; il lui est antérieur de plus d’un siècle. Il est vrai que les philosophes allemands comme Emmanuel Kant lui ont bien facilité la tâche: «La nature n’a doté le Nègre d’Afrique d’aucun sentiment qui ne s’élève au-dessus de la niaiserie (…) Les Noirs sont si bavards qu’il faut les séparer et les disperser à coups de bâton.» (Observations sur le sentiment du beau et du sublime, 1764).
Ce que démontre avec brio Pierre-André Taguieff, en lui consacrant de nombreuses pages particulièrement instructives, c’est que la théorie du grand remplacement trouve sa véritable source chez Gobineau, mais, parce qu’elle fait partie des croyances dogmatiques de l’époque, il convient de la contextualiser. Nonobstant, Gobineau n’est pas un «nationaliste» français. Il ne s’intéresse qu’aux Arians, qui ne sont que le produit de son imagination; il ne parle pas de suicide racial, comme le promet Hitler aux Français dans Mein Kampf: «Si l’évolution de la France se poursuivait encore trois cents ans sur la ligne actuelle, ses derniers résidus de sang franc disparaîtraient dans cet État mulâtre européo-africain de formation. Un immense territoire de peuplement cohérent, allant du Rhin jusqu’au Congo, rempli d’une race inférieure se formant peu à peu, au fil d’une longue bâtardisation.» (Ce salmigondis sera repris par le Waffen-SS français René Binet (1913-1957), ex-trotskiste, qui va être – lui aussi – un théoricien du grand remplacement.) On s’en doute, Gobineau va faire des émules, et pas qu’en Allemagne. La France est un des pires terreaux de l’antisémitisme et de la xénophobie avec – entre autres – Édouard Drumont, Maurice Barrès, Charles Maurras, ou Georges Vacher de Lapouge, qui écrit en 1899: «L’admission des étrangers peut détruire en peu de temps une nation, mais ne saurait assurer sa perpétuité par le renforcement de son effectif.» Au fil des pages, Pierre-André Taguieff fait l’inventaire historique de toutes les paroles «d’horreurs» que l’on a pu connaître durant la période de l’entre-deux-guerres et il n’est pas étonnant qu’en France, l’immense majorité de ces «intellectuels» ait pu fournir la longue cohorte des collaborateurs. Cette problématique n’est pas limitée à la France ou l’Europe. Elle sévit de la même manière au Royaume-Uni et aux États-Unis: «Il ne faut pas oublier que les spécialisations qui caractérisent les races supérieures sont relativement récentes, très instables et que, mélangées avec des caractères généralisés ou primitifs, elles tendent à disparaître. Le mélange de deux races produit à la longue une race qui retourne au type le plus ancien, généralisé et inférieur.» (Madison Grant, Le Déclin de la grande race, 1916)
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