Après Alain Vircondelet – Albert Camus et la guerre d’Algérie aux éditions du Rocher –, après Georges Marc Benamou – Guerre d’Algérie, pour saluer Albert Camus, dans la collection «Placards et libelles» aux éditions du Cerf –, on pouvait se demander quel était le point de vue d’un auteur algérien sur la position d’Albert Camus pendant la guerre d’Algérie. C’est dire l’intérêt de l’ouvrage de Tarik Djerroud, romancier, éditeur et auteur passionné par l’histoire de son pays.
Son récit, d’une façon synthétique, mais très complète, nous dresse une fresque de la guerre d’Algérie en y incluant Albert Camus. Au fil du récit, il nous décrit l’itinéraire de ce dernier. Issu d’un milieu pauvre, Camus est sensible à la misère sociale, en particulier celle des Algériens. Membre du parti communiste dont il se sépare rapidement, il apparaît très tôt comme n’étant pas indépendantiste. Il pense que l’on peut contrer le nationalisme en amenant une amélioration de la condition des Algériens. Il est favorable au projet Blum-Violette qui prévoyait des mesures allant dans ce sens, mais qui fut torpillé par les gros colons d’Algérie.
Camus constate la réalité du sort des indigènes lors de son voyage en Kabylie, dont il rapporte des articles pour essayer – sans succès – d’alerter les autorités françaises sur cette injustice. Il se pose des questions quant à la justification de la conquête, mais il considère que celle-ci étant à jamais acquise, la présence de la France est irréversible, à charge pour elle de mieux traiter les Algériens.
Il a évolué d’une volonté d’assimilation fraternelle à une solution fédérale qui aurait évité aux Algériens de passer par le stade du nationalisme. Ne supportant pas le massacre de civils et les attentats terroristes aveugles, il avait proposé une trêve. Sans succès. Une réunion en ce sens se tiendra en janvier 1956 à Alger dans une atmosphère de guerre civile. Il imaginera par la suite une sorte de fédéralisme interne, assez mal défini et qui ne retint l’intérêt d’aucune des parties.
La remise du prix Nobel en 1957 sera pour lui l’occasion de prononcer, quelques jours après, cette phrase qui restera célèbre: «J’ai toujours condamné la terreur, je dois aussi condamner un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère et ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice.»
Phrase qui doit être remise dans son contexte, car elle fut la cause de nombreuses critiques de la part des bien-pensants de tous bords.
Camus révéla en même temps qu’il avait demandé plusieurs fois la grâce d’Algériens condamnés à mort pour terrorisme, ne cessant jamais de dénoncer la torture et la peine capitale. À cause de son entre-deux, Albert Camus fut rejeté de toutes parts. Les attaques dont il fut l’objet l’incitèrent à ne plus s’exprimer publiquement sur la question algérienne. Il se retrouva terriblement seul. Mort en 1960, victime d’un terrible accident de voiture, il ne connut pas la fin tragique de la guerre dont les deux dernières années furent parmi les plus sanglantes.
En même temps que celle d’Albert Camus, Tarik Djerroud raconte l’histoire du nationalisme algérien et son engagement progressif et inéluctable dans un dur conflit. Rappelant les circonstances dramatiques de la colonisation et de la conquête, il évoque le rôle des leaders nationalistes algériens, Messali Hadj, l’indépendantiste, Ferat Abbas qui fut au départ assimilationniste, et qui évolua vers une position indépendantiste. Puis celui des neuf activistes qui fondèrent le comité révolutionnaire pour l’unité et l’action qui fut le premier noyau révolutionnaire, aboutissant à la naissance du Front de libération nationale (FLN).
Tout au long de son récit, l’auteur rappelle le déroulement de la lutte des Algériens pour se libérer, sans en occulter certains aspects sombres: les luttes internes dont l’une des premières conséquences fut l’assassinat d’Abane Ramdane, ce leader au destin tellement prometteur. Il montre comment, utilisant des moyens parfois rudes, le FLN s’est imposé comme le seul représentant du peuple algérien, mettant en place des mesures autoritaires et éliminant par le sang les rivaux comme les membres du MNA de Messali Hadj, ceux qui ne suivaient pas ses consignes ou encore ceux qui refusaient de rompre les liens ou les contacts avec les Français. Il raconte comment les premiers résistants, les combattants de l’intérieur, eux qui étaient au contact des troupes françaises, ont été trahis par ceux qui étaient restés à l’extérieur des frontières qui ont pris le pouvoir à leurs dépens, imposant un régime autoritaire militaire et islamique, alors que les premiers révolutionnaires souhaitaient mettre en place un état démocratique, social et laïque.
Camus et le FLN avaient des grandes divergences sur les objectifs et sur la méthode. «Au FLN, la révolte contre le système colonial se justifiait aussi par l’impossibilité de réformer ledit système. Or, Camus depuis des lustres, pensait que la réforme du système était possible à condition d’agir à l’intérieur même du système.» Ils divergeaient aussi sur l’attribution des responsabilités. Camus mettait sur le même niveau les auteurs des attentats des deux bords, mais il faisait là une analyse qui ne pouvait pas être partagée par les Algériens. «Ici, clairement, s’inscrivait une autre grande divergence entre Camus et le FLN; le chroniqueur raisonnait à partir de l’actualité en cours, à partir du 20 août sinon à partir du 1er novembre, et les analystes du FLN faisaient remonter la genèse du problème à l’agression de 1830.»
L’auteur présente Albert Camus comme il l’est habituellement: un anti-indépendantiste qui ne pouvait concevoir la séparation entre la France et l’Algérie, refusant les attentats des uns et des autres. Mais au fil du récit, il nous fait découvrir un homme bien plus complexe, qui avait parfois des éclairs de lucidité et un certain recul sur ses prises de position. Camus: «Je peux me tromper ou juger mal d’un drame qui me touche de trop près.»
Il nous suggère même que Camus, au fond de sa conscience, était indépendantiste, mais qu’il ne pouvait l’admettre publiquement ou même se l’avouer à lui-même, car il était effrayé par les conséquences que cela impliquait pour les Français d’Algérie dont il se sentait solidaire. «Nous sommes en droit de penser que, d’une manière détournée, en 1939, la présence française en Algérie hantait ses pensées et, à travers elle, il interrogeait sa présence personnelle sur cette terre et sur les conditions de se racheter d’une présence sur une terre conquise en 1830.»
Quiconque aborde l’Algérie évoque naturellement la figure singulière d’Albert Camus dont l’œuvre dense et puissante reste intimement liée. Dans un même élan mémoriel, l’acronyme du FLN sort des limbes comme le symbole d’un mouvement révolutionnaire qui, les armes à la main, a su impulser un changement du sens de l’histoire d’un pays colonisé pendant cent trente-deux ans. En poursuivant, pas à pas, ces deux itinéraires pour le moins antagoniques, une lumière dense vient titiller les instincts et se met à éclairer des zones d’ombre insoupçonnées.
Subtilement rédigé au carrefour du récit, de l’étude et de l’essai, situé au milieu d’une galerie de miniportraits se chevauchant au gré du temps, Camus et le FLN est, au fond, une sereine biographie d’une époque pétaradante qui pouvait nous suggérer que l’art parfumé du vivre-ensemble pourrait mieux s’apprécier en passant par un chemin moins douloureux, là où l’énergie du cœur est plus forte que la fidélité à la terre.
Loin des dogmes dominants, tant culturels que politiques, l’auteur s’est fié aux textes, ces empreintes indélébiles qui disent les états d’âme et les combats d’hommes, attelés dans le train d’une histoire encombrée d’injustices, d’incompréhension et d’espoirs, qui font toute la richesse de cet ouvrage.
Robert Mazziotta
Camus et le FLN de Tarik Djerroud, éditions Erick Bonnier, 2022.
Cet article a été originalement publié sur le blog Mare Nostrum.
Son récit, d’une façon synthétique, mais très complète, nous dresse une fresque de la guerre d’Algérie en y incluant Albert Camus. Au fil du récit, il nous décrit l’itinéraire de ce dernier. Issu d’un milieu pauvre, Camus est sensible à la misère sociale, en particulier celle des Algériens. Membre du parti communiste dont il se sépare rapidement, il apparaît très tôt comme n’étant pas indépendantiste. Il pense que l’on peut contrer le nationalisme en amenant une amélioration de la condition des Algériens. Il est favorable au projet Blum-Violette qui prévoyait des mesures allant dans ce sens, mais qui fut torpillé par les gros colons d’Algérie.
Camus constate la réalité du sort des indigènes lors de son voyage en Kabylie, dont il rapporte des articles pour essayer – sans succès – d’alerter les autorités françaises sur cette injustice. Il se pose des questions quant à la justification de la conquête, mais il considère que celle-ci étant à jamais acquise, la présence de la France est irréversible, à charge pour elle de mieux traiter les Algériens.
Il a évolué d’une volonté d’assimilation fraternelle à une solution fédérale qui aurait évité aux Algériens de passer par le stade du nationalisme. Ne supportant pas le massacre de civils et les attentats terroristes aveugles, il avait proposé une trêve. Sans succès. Une réunion en ce sens se tiendra en janvier 1956 à Alger dans une atmosphère de guerre civile. Il imaginera par la suite une sorte de fédéralisme interne, assez mal défini et qui ne retint l’intérêt d’aucune des parties.
La remise du prix Nobel en 1957 sera pour lui l’occasion de prononcer, quelques jours après, cette phrase qui restera célèbre: «J’ai toujours condamné la terreur, je dois aussi condamner un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère et ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice.»
Phrase qui doit être remise dans son contexte, car elle fut la cause de nombreuses critiques de la part des bien-pensants de tous bords.
Camus révéla en même temps qu’il avait demandé plusieurs fois la grâce d’Algériens condamnés à mort pour terrorisme, ne cessant jamais de dénoncer la torture et la peine capitale. À cause de son entre-deux, Albert Camus fut rejeté de toutes parts. Les attaques dont il fut l’objet l’incitèrent à ne plus s’exprimer publiquement sur la question algérienne. Il se retrouva terriblement seul. Mort en 1960, victime d’un terrible accident de voiture, il ne connut pas la fin tragique de la guerre dont les deux dernières années furent parmi les plus sanglantes.
En même temps que celle d’Albert Camus, Tarik Djerroud raconte l’histoire du nationalisme algérien et son engagement progressif et inéluctable dans un dur conflit. Rappelant les circonstances dramatiques de la colonisation et de la conquête, il évoque le rôle des leaders nationalistes algériens, Messali Hadj, l’indépendantiste, Ferat Abbas qui fut au départ assimilationniste, et qui évolua vers une position indépendantiste. Puis celui des neuf activistes qui fondèrent le comité révolutionnaire pour l’unité et l’action qui fut le premier noyau révolutionnaire, aboutissant à la naissance du Front de libération nationale (FLN).
Tout au long de son récit, l’auteur rappelle le déroulement de la lutte des Algériens pour se libérer, sans en occulter certains aspects sombres: les luttes internes dont l’une des premières conséquences fut l’assassinat d’Abane Ramdane, ce leader au destin tellement prometteur. Il montre comment, utilisant des moyens parfois rudes, le FLN s’est imposé comme le seul représentant du peuple algérien, mettant en place des mesures autoritaires et éliminant par le sang les rivaux comme les membres du MNA de Messali Hadj, ceux qui ne suivaient pas ses consignes ou encore ceux qui refusaient de rompre les liens ou les contacts avec les Français. Il raconte comment les premiers résistants, les combattants de l’intérieur, eux qui étaient au contact des troupes françaises, ont été trahis par ceux qui étaient restés à l’extérieur des frontières qui ont pris le pouvoir à leurs dépens, imposant un régime autoritaire militaire et islamique, alors que les premiers révolutionnaires souhaitaient mettre en place un état démocratique, social et laïque.
Camus et le FLN avaient des grandes divergences sur les objectifs et sur la méthode. «Au FLN, la révolte contre le système colonial se justifiait aussi par l’impossibilité de réformer ledit système. Or, Camus depuis des lustres, pensait que la réforme du système était possible à condition d’agir à l’intérieur même du système.» Ils divergeaient aussi sur l’attribution des responsabilités. Camus mettait sur le même niveau les auteurs des attentats des deux bords, mais il faisait là une analyse qui ne pouvait pas être partagée par les Algériens. «Ici, clairement, s’inscrivait une autre grande divergence entre Camus et le FLN; le chroniqueur raisonnait à partir de l’actualité en cours, à partir du 20 août sinon à partir du 1er novembre, et les analystes du FLN faisaient remonter la genèse du problème à l’agression de 1830.»
L’auteur présente Albert Camus comme il l’est habituellement: un anti-indépendantiste qui ne pouvait concevoir la séparation entre la France et l’Algérie, refusant les attentats des uns et des autres. Mais au fil du récit, il nous fait découvrir un homme bien plus complexe, qui avait parfois des éclairs de lucidité et un certain recul sur ses prises de position. Camus: «Je peux me tromper ou juger mal d’un drame qui me touche de trop près.»
Il nous suggère même que Camus, au fond de sa conscience, était indépendantiste, mais qu’il ne pouvait l’admettre publiquement ou même se l’avouer à lui-même, car il était effrayé par les conséquences que cela impliquait pour les Français d’Algérie dont il se sentait solidaire. «Nous sommes en droit de penser que, d’une manière détournée, en 1939, la présence française en Algérie hantait ses pensées et, à travers elle, il interrogeait sa présence personnelle sur cette terre et sur les conditions de se racheter d’une présence sur une terre conquise en 1830.»
Quiconque aborde l’Algérie évoque naturellement la figure singulière d’Albert Camus dont l’œuvre dense et puissante reste intimement liée. Dans un même élan mémoriel, l’acronyme du FLN sort des limbes comme le symbole d’un mouvement révolutionnaire qui, les armes à la main, a su impulser un changement du sens de l’histoire d’un pays colonisé pendant cent trente-deux ans. En poursuivant, pas à pas, ces deux itinéraires pour le moins antagoniques, une lumière dense vient titiller les instincts et se met à éclairer des zones d’ombre insoupçonnées.
Subtilement rédigé au carrefour du récit, de l’étude et de l’essai, situé au milieu d’une galerie de miniportraits se chevauchant au gré du temps, Camus et le FLN est, au fond, une sereine biographie d’une époque pétaradante qui pouvait nous suggérer que l’art parfumé du vivre-ensemble pourrait mieux s’apprécier en passant par un chemin moins douloureux, là où l’énergie du cœur est plus forte que la fidélité à la terre.
Loin des dogmes dominants, tant culturels que politiques, l’auteur s’est fié aux textes, ces empreintes indélébiles qui disent les états d’âme et les combats d’hommes, attelés dans le train d’une histoire encombrée d’injustices, d’incompréhension et d’espoirs, qui font toute la richesse de cet ouvrage.
Robert Mazziotta
Camus et le FLN de Tarik Djerroud, éditions Erick Bonnier, 2022.
Cet article a été originalement publié sur le blog Mare Nostrum.
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