Le Musée d’art de Cincinnati, dans l’Ohio, a annoncé le 15 décembre dernier avoir décelé, grâce à une radiographie, un visage d’homme sous la nature morte Le Pain et les œufs, peinte par Paul Cézanne en 1865.
Tout commence après le démontage de l’exposition One Each: Still Lifes by Cézanne, Pissarro and Friends au Cincinnati Art Museum (mars-mai 2022) qui présente les peintures de cinq jeunes artistes français qui, dans les années 1860, ont investi le genre de la nature morte pour expérimenter de nouvelles techniques et se fixer de nouveaux objectifs en peinture. Au cours de ces années, Paul Cézanne, Camille Pissarro, Édouard Manet, Frédéric Bazille et Claude Monet ont «modernisé» la peinture en créant un style – l'impressionnisme – qui aura un impact profond sur l'art à venir, dit «l’art moderne». En examinant Le Pain et les œufs, la conservatrice du musée constate un élément inhabituel: de petites fissures – tout à fait ordinaires pour une œuvre de 1865 – étaient toutefois concentrées dans deux zones spécifiques, au lieu d'être réparties uniformément sur la toile. Ces craquelures révélaient de minuscules éclats de blanc qui contrastent avec la palette sombre de la «période noire» du peintre, sa première période inspirée par le caravagisme et les baroques espagnols. Elle fait analyser le tableau aux rayons X et, en mettant l’œuvre à la verticale, constate la présence d’un portrait. Cézanne ayant réalisé de nombreux portraits d'hommes durant sa carrière de peintre – des critiques et amis collectionneurs la plupart du temps, dont un portrait célèbre d’Ambroise Vollard –, l’idée que ce soit un portrait n’est donc en soi pas si surprenante. Étant donnée la posture de l’homme qui est représenté de côté et le regard face au spectateur, il s’agirait, pense-t-elle, d’un autoportrait de l’artiste, car s'il s'agissait d'un portrait d'une autre personne, l'interlocuteur se positionnerait probablement de face. Cézanne avait peint plus d’une vingtaine d’autoportraits, la plupart, toutefois, dessinés au crayon. De plus, peu d’entre ceux datant d’avant 1965 ayant été connus, celui du Cincinnati Art Museum pourrait bien être l’un de ses premiers. Pendant 160 ans, Le Pain et les œufs renfermait donc un secret bien gardé.
Paul Cezanne, Le pain et œufs, 1865, huile sur toile, 59,1 x 76,2 cm, Cincinnati Art Museum
Connu surtout pour sa série de La Montagne Sainte-Victoire (1885), ou de ses vues de l’Estaque, témoignages de son appartenance au Sud de la France, et surtout de ce moment de transition et d’innovation radicale entre l’impressionnisme qu’il fréquente de très près sous l’influence de Pissarro, et le cubisme dont il est le précurseur, Paul Cézanne (1839-1906) est néanmoins l’auteur, dans une première étape de son travail, d’un ensemble d’œuvres parmi lesquelles Portrait de Louis-Auguste Cézanne (1866), ou Tête de vieillard (1866), Antony Vallabrègue (1866), La Madeleine (1868-1869), Achille Emperaire (1868-1869), Une moderne Olympia (1869-1870), Nature morte à la bouilloire (1869), ou Nature morte à la pendule noire. Dans cette première période (1862-1870) que les historiens nomment «baroque» ou «romantique», Cézanne s’exprime généralement dans une pâte épaisse et avec une palette sombre. Le Pain et les œufs (1866), une nature morte de jeunesse parmi les plus importantes de Paul Cézanne et réalisée par l’artiste durant sa vingtaine, témoigne clairement de cette phase. Ce portrait d’homme a probablement été peint au cours de la même année, en 1865.
Si les spécialistes ignorent pour l’instant la raison pour laquelle Cézanne a choisi de peindre son tableau sur un autre – on pense que ce serait par manque d’argent ou par insatisfaction –, il n’est pas l’unique artiste à procéder de cette manière. Cette année, plusieurs institutions ont fait des découvertes similaires. Un autoportrait de Vincent Van Gogh (1853-1890) a effectivement été découvert par les National Galleries of Scotland au dos d'un autre tableau, Portrait d'une paysanne, peint en 1885 par le peintre néerlandais. Van Gogh est connu pour avoir réutilisé des toiles afin d'économiser de l'argent, surtout au début de sa carrière. Il retournait la toile et peignait de l'autre côté. La peinture avait été recouverte par des couches de colle et de carton qui y auraient été ajoutées avant une exposition au début du XXe siècle et, pareillement, cette découverte avait été rendue possible après une étude aux rayons X. De même, en amont de l’exposition Modigliani Up Close consacrée au peintre Amadeo Modigliani (1884-1920) et présentée du 16 octobre 2022 au 9 janvier 2023 à la Barnes Foundation de Philadelphie, le tableau Nu avec un chapeau, réalisé en 1908 par l’artiste, a fait l’objet d’un examen radiographique approfondi au Hecht Museum de l’Université de Haïfa: trois dessins sous-jacents inédits qui représentent une des muses de l’artistes et qui témoignent du style précoce de l'artiste ont été découverts. Il semblerait aussi que ce type de palimpseste pictural n’est pas rare chez Modigliani, au point que le LaM-Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut de Villeneuve d’Ascq y consacrait, du 19 février 2021 au 7 mars 2022, un accrochage thématique intitulée Les Secrets de Modigliani. De nombreuses compositions ou fragments sous-jacents et tableaux cachés dans les tableaux de Modigliani avaient ainsi pu être révélés. En 2018, la Tate à Londres découvrait également un portrait caché dans l’une des œuvres de sa collection. Les spécialistes avaient plus ou moins convenu que la mystérieuse personne du Portrait d’une fille (1917) était la poétesse britannique Beatrice Hastings, maîtresse de Modigliani, qui fut également l’une de ses premières muses.
Tout cela pose évidemment de véritables questions en termes de restauration des œuvres. Pour revenir à Cézanne, des recherches effectuées sur le tableau permettront d’en poser également sur les couleurs utilisées par le peintre et le degré d'achèvement de son portrait original. Des procédés de numérisation, comme l'imagerie multispectrale, pourraient également révéler le travail de peinture sous-jacent en évaluant les textures invisibles à l'œil humain, de même qu’une analyse des éléments chimiques permettra de déterminer les pigments de couleurs utilisés par l'artiste. Ces recherches, affirme l’équipe de spécialistes, seront résumées dans un rapport et pourraient servir de base à une future exposition du musée. Depuis sa découverte en mai, la conservatrice Serena Urry a d’ailleurs nettoyé le tableau et dilué le vernis de sa surface de sorte que l'œuvre est maintenant visible avec une image de la radiographie à ses côtés.
Cela permet également de remettre en perspective des questions relatives à la pratique de l’autoportrait et aux raisons qui font qu’un artiste se choisit comme modèle principal d’une œuvre. Des raisons techniques (développement des techniques de miroiterie depuis la Renaissance) peuvent expliquer un accès devenu possible à cet exercice. Des raisons psychologiques peuvent également en justifier le succès – narcissisme, travail d’introspection, étude du visage marqué par le temps –, de même que des raisons sociologiques: la pratique de l’autoportrait invite effectivement à des questionnements relatifs à la place de l’artiste dans la société, à la reconnaissance de son statut et, plus largement, à l’heure où l’image numérique fait l’objet d’une gestion et d’une promotion incessante, de telles représentations de soi nous invitent aussi à revisiter tout un aspect de l’histoire de l’art, de sa sociologie et de sa réception.
Autoportrait de Paul Cézanne caché derrière la Nature morte avec pain et œufs.
© Cincinnati Art Museum
Tout commence après le démontage de l’exposition One Each: Still Lifes by Cézanne, Pissarro and Friends au Cincinnati Art Museum (mars-mai 2022) qui présente les peintures de cinq jeunes artistes français qui, dans les années 1860, ont investi le genre de la nature morte pour expérimenter de nouvelles techniques et se fixer de nouveaux objectifs en peinture. Au cours de ces années, Paul Cézanne, Camille Pissarro, Édouard Manet, Frédéric Bazille et Claude Monet ont «modernisé» la peinture en créant un style – l'impressionnisme – qui aura un impact profond sur l'art à venir, dit «l’art moderne». En examinant Le Pain et les œufs, la conservatrice du musée constate un élément inhabituel: de petites fissures – tout à fait ordinaires pour une œuvre de 1865 – étaient toutefois concentrées dans deux zones spécifiques, au lieu d'être réparties uniformément sur la toile. Ces craquelures révélaient de minuscules éclats de blanc qui contrastent avec la palette sombre de la «période noire» du peintre, sa première période inspirée par le caravagisme et les baroques espagnols. Elle fait analyser le tableau aux rayons X et, en mettant l’œuvre à la verticale, constate la présence d’un portrait. Cézanne ayant réalisé de nombreux portraits d'hommes durant sa carrière de peintre – des critiques et amis collectionneurs la plupart du temps, dont un portrait célèbre d’Ambroise Vollard –, l’idée que ce soit un portrait n’est donc en soi pas si surprenante. Étant donnée la posture de l’homme qui est représenté de côté et le regard face au spectateur, il s’agirait, pense-t-elle, d’un autoportrait de l’artiste, car s'il s'agissait d'un portrait d'une autre personne, l'interlocuteur se positionnerait probablement de face. Cézanne avait peint plus d’une vingtaine d’autoportraits, la plupart, toutefois, dessinés au crayon. De plus, peu d’entre ceux datant d’avant 1965 ayant été connus, celui du Cincinnati Art Museum pourrait bien être l’un de ses premiers. Pendant 160 ans, Le Pain et les œufs renfermait donc un secret bien gardé.
Paul Cezanne, Le pain et œufs, 1865, huile sur toile, 59,1 x 76,2 cm, Cincinnati Art Museum
Connu surtout pour sa série de La Montagne Sainte-Victoire (1885), ou de ses vues de l’Estaque, témoignages de son appartenance au Sud de la France, et surtout de ce moment de transition et d’innovation radicale entre l’impressionnisme qu’il fréquente de très près sous l’influence de Pissarro, et le cubisme dont il est le précurseur, Paul Cézanne (1839-1906) est néanmoins l’auteur, dans une première étape de son travail, d’un ensemble d’œuvres parmi lesquelles Portrait de Louis-Auguste Cézanne (1866), ou Tête de vieillard (1866), Antony Vallabrègue (1866), La Madeleine (1868-1869), Achille Emperaire (1868-1869), Une moderne Olympia (1869-1870), Nature morte à la bouilloire (1869), ou Nature morte à la pendule noire. Dans cette première période (1862-1870) que les historiens nomment «baroque» ou «romantique», Cézanne s’exprime généralement dans une pâte épaisse et avec une palette sombre. Le Pain et les œufs (1866), une nature morte de jeunesse parmi les plus importantes de Paul Cézanne et réalisée par l’artiste durant sa vingtaine, témoigne clairement de cette phase. Ce portrait d’homme a probablement été peint au cours de la même année, en 1865.
Si les spécialistes ignorent pour l’instant la raison pour laquelle Cézanne a choisi de peindre son tableau sur un autre – on pense que ce serait par manque d’argent ou par insatisfaction –, il n’est pas l’unique artiste à procéder de cette manière. Cette année, plusieurs institutions ont fait des découvertes similaires. Un autoportrait de Vincent Van Gogh (1853-1890) a effectivement été découvert par les National Galleries of Scotland au dos d'un autre tableau, Portrait d'une paysanne, peint en 1885 par le peintre néerlandais. Van Gogh est connu pour avoir réutilisé des toiles afin d'économiser de l'argent, surtout au début de sa carrière. Il retournait la toile et peignait de l'autre côté. La peinture avait été recouverte par des couches de colle et de carton qui y auraient été ajoutées avant une exposition au début du XXe siècle et, pareillement, cette découverte avait été rendue possible après une étude aux rayons X. De même, en amont de l’exposition Modigliani Up Close consacrée au peintre Amadeo Modigliani (1884-1920) et présentée du 16 octobre 2022 au 9 janvier 2023 à la Barnes Foundation de Philadelphie, le tableau Nu avec un chapeau, réalisé en 1908 par l’artiste, a fait l’objet d’un examen radiographique approfondi au Hecht Museum de l’Université de Haïfa: trois dessins sous-jacents inédits qui représentent une des muses de l’artistes et qui témoignent du style précoce de l'artiste ont été découverts. Il semblerait aussi que ce type de palimpseste pictural n’est pas rare chez Modigliani, au point que le LaM-Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut de Villeneuve d’Ascq y consacrait, du 19 février 2021 au 7 mars 2022, un accrochage thématique intitulée Les Secrets de Modigliani. De nombreuses compositions ou fragments sous-jacents et tableaux cachés dans les tableaux de Modigliani avaient ainsi pu être révélés. En 2018, la Tate à Londres découvrait également un portrait caché dans l’une des œuvres de sa collection. Les spécialistes avaient plus ou moins convenu que la mystérieuse personne du Portrait d’une fille (1917) était la poétesse britannique Beatrice Hastings, maîtresse de Modigliani, qui fut également l’une de ses premières muses.
Tout cela pose évidemment de véritables questions en termes de restauration des œuvres. Pour revenir à Cézanne, des recherches effectuées sur le tableau permettront d’en poser également sur les couleurs utilisées par le peintre et le degré d'achèvement de son portrait original. Des procédés de numérisation, comme l'imagerie multispectrale, pourraient également révéler le travail de peinture sous-jacent en évaluant les textures invisibles à l'œil humain, de même qu’une analyse des éléments chimiques permettra de déterminer les pigments de couleurs utilisés par l'artiste. Ces recherches, affirme l’équipe de spécialistes, seront résumées dans un rapport et pourraient servir de base à une future exposition du musée. Depuis sa découverte en mai, la conservatrice Serena Urry a d’ailleurs nettoyé le tableau et dilué le vernis de sa surface de sorte que l'œuvre est maintenant visible avec une image de la radiographie à ses côtés.
Cela permet également de remettre en perspective des questions relatives à la pratique de l’autoportrait et aux raisons qui font qu’un artiste se choisit comme modèle principal d’une œuvre. Des raisons techniques (développement des techniques de miroiterie depuis la Renaissance) peuvent expliquer un accès devenu possible à cet exercice. Des raisons psychologiques peuvent également en justifier le succès – narcissisme, travail d’introspection, étude du visage marqué par le temps –, de même que des raisons sociologiques: la pratique de l’autoportrait invite effectivement à des questionnements relatifs à la place de l’artiste dans la société, à la reconnaissance de son statut et, plus largement, à l’heure où l’image numérique fait l’objet d’une gestion et d’une promotion incessante, de telles représentations de soi nous invitent aussi à revisiter tout un aspect de l’histoire de l’art, de sa sociologie et de sa réception.
Autoportrait de Paul Cézanne caché derrière la Nature morte avec pain et œufs.
© Cincinnati Art Museum
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