Monsieur N. de Najwa Barakat, dont la traduction française est parue à l’automne 2021, a fait partie de la deuxième sélection du prix Fémina étranger. Le roman narre les déambulations d’un écrivain dans une ville en ébullition au bord de l’explosion. Après la première sortie du roman en arabe en 2019 chez Dar al-Adab, l’explosion a fini par arriver, le 4 août 2020 au port de Beyrouth. Ici Beyrouth a interviewé l’auteure de sept romans fortement imprégnés de son vécu libanais.
Monsieur N. vit à Beyrouth dans un quartier d’Achrafieh. Un jour, il descend vers les banlieues proches défavorisées, Nabaa et Bourj Hammoud. En passant là par hasard, il découvre toute une gamme de l’humanité: des immigrés qui ont fui la guerre, des miliciens déchus, de la main d’œuvre étrangère bon marché – un gigantesque dépotoir humain où tous les damnés de la terre affluent. Cette partie de Beyrouth rappelle toutes les grandes métropoles: la misère humaine faite de gens qui ont fui quelque chose.
Ce dernier ouvrage, traduit en français par Philippe Vigreux, reprend le thème du précédent roman de Najwa Barakat, Ya Salam!, sorti en langue arabe en 1999, soit dix ans après la fin de la guerre, puis dans sa traduction française chez Actes Sud/L'Orient des Livres en 2012.
Monsieur N. va apercevoir un des personnages du récit, Loqmane, dans un cybercafé de Bourj Hammoud – une confrontation avec la fiction qu’il avait créée: un mercenaire qui a tiré grand profit de la guerre, un tortionnaire qui fabriquait des bombes et s’est retrouvé fauché du jour au lendemain une fois la guerre finie. Car les criminels continuent leur ouvrage et sont toujours à l’œuvre. La paix n’est pas authentique; elle est fabriquée puisqu’il n’y a pas eu de remise en question ni de réconciliation.
Écrire après un long silence
«Dans mes précédents romans, j’ai tenté d’appréhender les bourreaux, ceux qui commettent des atrocités, non pas pour défendre des idées, mais par pur sadisme. Cette fois, je me suis rangée du côté des victimes. Monsieur N. est victime de son propre passé, entre une mère qui l’a rejeté et un père médecin qui s’est suicidé après avoir vécu un massacre. Il est aussi victime de notre dure réalité, qui dépasse tout entendement», explique Najwa Barakat.
Reclus dans un hôtel qui n’en est pas un, Monsieur N., écrivain à succès, a arrêté d’écrire depuis quinze ans. Miss Zahra, qui s’occupe de lui, l’encourage à reprendre la plume, et il s’exécute pour lui plaire. Il commence par écrire n’importe quoi. Comment Saint Lazare a-t-il fait pour survivre à sa résurrection? Avait-il vraiment envie de revenir à la vie lorsque le Christ l’a sauvé de la tombe? Qu’est-il devenu ensuite? Le livre commence ainsi, à la troisième personne, puis à mesure que Monsieur N. reprend les reines de sa vie, le «je» fait surface dans le récit.
De lui, on ne sait rien. Un jour, il va se perdre dans les quartiers pauvres de la ceinture de Beyrouth et y découvre une autre face de la ville. Avec toutes ses langues, ses ethnies, ses dichotomies, Bourj Hammoud et Nab’a ressemblent à la tour de Babel. Il se fait tabasser et c’est comme une rédemption. La douleur nichée au fond de lui devient enfin palpable. Il se remet à écrire après un long silence et retrouve l’amour. Après sa longue rupture avec Nada qui l’a quitté au bout de sept ans, n’arrivant plus à le porter comme elle dit, Monsieur N. rencontre Shaïga, ex-employée de maison népalaise enfuie, devenue prostituée sous le joug de Monsieur Joe. Une relation se noue entre ces deux miséreux.
«Il m’a fallu ces dix ans passés au Liban pour renouer avec le pays et l’écriture. Notre situation est complexe, difficile, unique, raconte Najwa. Cette complexité se retrouve dans la création. C’est une douleur et, en même temps, une question de vie ou de mort. Il y a un problème à la base qu’on essaie de résoudre d’une façon ou d’une autre, une sorte de bras-de-fer entre la fiction que l’on invente et la réalité qui s’impose. Alors qu’en est-il lorsque la réalité ne cesse de muer et va dans le sens de la régression? Je voulais aborder cette dimension.
Le port dévasté suite à l'explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020. (Photo: Najwa Barakat)
Monsieur N. est mon alter égo pour ce qui se rapporte à l’écriture. À un certain moment, les mots m’ont dégoûtée au point d’en faire le jeûne. Le monde m’a semblé être un brouillon gigantesque sans queue ni tête. Lorsque les mots perdent leur sens, leur substance, la littérature se confronte à son impuissance. Mieux vaut donc se taire. C’est ce que j’ai fait et ce qu’a fait Monsieur N.: opter pour le silence. Lorsque la réalité dépasse la fiction, la malmène, il est quasiment impossible de continuer à écrire», souligne Najwa Barakat.
Un microcosme du monde
«Ce fil tendu entre la réalité et la fiction, le conscient et l’inconscient, est au centre de l’écriture. J’ai marché sur ce fil pour raconter l’existence de Monsieur N., ses tourments, sa vision déformant parfois la réalité. La violence est inhérente à la nature humaine, mais on a atteint un degré de cruauté qui ne nous alerte plus. La cruauté, c’est ce désir de faire du mal sans raison. Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas chez l’être humain. En tant qu’écrivaine, c’est ce qui m’interpelle.
Dans mes précédents romans, tels que Le Bus des gens bien ou La langue du secret, je traitais déjà des thématiques de la violence et de la cruauté, et ceci bien avant les Printemps arabes et Daech. Les romanciers ont un sixième sens. Je sentais qu’il y avait quelque chose qui couvait et que ça allait exploser d’une façon ou d’une autre.
Najwa Barakat avec Racha Al Ameer dans une manifestation du mouvement du 17 octobre 2019.
Les Printemps arabes ont fait tomber cette muraille qui cachait la pourriture, la désolation, l’horreur. Leur seul mérite est d’avoir fait tomber le mur de la peur, mais ça ne suffit pas de faire une révolution quand il n’y a rien. Les dictateurs arabes sont passés, semant le néant derrière eux. Ce n’est pas la faute des gens mais des régimes qui n’ont rien fait pendant trente ou quarante ans, à part saper, tuer, et détruire. Tout ce qu’on avait eu comme espoir, attente, aspirations a été effacé d’un seul trait. Que nous reste-t-il? Vers où aller? Comment gérer nos vies? Un sentiment d’impuissance totale règne.
Avec la globalisation, ce sentiment se généralise partout dans le monde. Après dix ans d’absence, je reviens à Paris et je n’ai plus mes repères. Le pays change. Les gens se paupérisent, les classes moyennes quittent la ville. L’extrême droite et l’islamophobie montent en puissance, et avec elles la peur de l’Autre qui ne nous ressemble pas. C’est pareil dans les autres pays européens et aux États-Unis. Les pauvres deviennent plus pauvres, les exclus encore plus exclus. Le monde va mal. La littérature me permet de protester, de dire non, elle est pour moi l’ultime moyen d’habiter le monde.»
Monsieur N. de Najwa Barakat, traduit de l'arabe par Philippe Vigreux, Actes Sud/L'Orient des Livres, 2021, 288 p.
Monsieur N. vit à Beyrouth dans un quartier d’Achrafieh. Un jour, il descend vers les banlieues proches défavorisées, Nabaa et Bourj Hammoud. En passant là par hasard, il découvre toute une gamme de l’humanité: des immigrés qui ont fui la guerre, des miliciens déchus, de la main d’œuvre étrangère bon marché – un gigantesque dépotoir humain où tous les damnés de la terre affluent. Cette partie de Beyrouth rappelle toutes les grandes métropoles: la misère humaine faite de gens qui ont fui quelque chose.
Ce dernier ouvrage, traduit en français par Philippe Vigreux, reprend le thème du précédent roman de Najwa Barakat, Ya Salam!, sorti en langue arabe en 1999, soit dix ans après la fin de la guerre, puis dans sa traduction française chez Actes Sud/L'Orient des Livres en 2012.
Monsieur N. va apercevoir un des personnages du récit, Loqmane, dans un cybercafé de Bourj Hammoud – une confrontation avec la fiction qu’il avait créée: un mercenaire qui a tiré grand profit de la guerre, un tortionnaire qui fabriquait des bombes et s’est retrouvé fauché du jour au lendemain une fois la guerre finie. Car les criminels continuent leur ouvrage et sont toujours à l’œuvre. La paix n’est pas authentique; elle est fabriquée puisqu’il n’y a pas eu de remise en question ni de réconciliation.
Écrire après un long silence
«Dans mes précédents romans, j’ai tenté d’appréhender les bourreaux, ceux qui commettent des atrocités, non pas pour défendre des idées, mais par pur sadisme. Cette fois, je me suis rangée du côté des victimes. Monsieur N. est victime de son propre passé, entre une mère qui l’a rejeté et un père médecin qui s’est suicidé après avoir vécu un massacre. Il est aussi victime de notre dure réalité, qui dépasse tout entendement», explique Najwa Barakat.
Reclus dans un hôtel qui n’en est pas un, Monsieur N., écrivain à succès, a arrêté d’écrire depuis quinze ans. Miss Zahra, qui s’occupe de lui, l’encourage à reprendre la plume, et il s’exécute pour lui plaire. Il commence par écrire n’importe quoi. Comment Saint Lazare a-t-il fait pour survivre à sa résurrection? Avait-il vraiment envie de revenir à la vie lorsque le Christ l’a sauvé de la tombe? Qu’est-il devenu ensuite? Le livre commence ainsi, à la troisième personne, puis à mesure que Monsieur N. reprend les reines de sa vie, le «je» fait surface dans le récit.
De lui, on ne sait rien. Un jour, il va se perdre dans les quartiers pauvres de la ceinture de Beyrouth et y découvre une autre face de la ville. Avec toutes ses langues, ses ethnies, ses dichotomies, Bourj Hammoud et Nab’a ressemblent à la tour de Babel. Il se fait tabasser et c’est comme une rédemption. La douleur nichée au fond de lui devient enfin palpable. Il se remet à écrire après un long silence et retrouve l’amour. Après sa longue rupture avec Nada qui l’a quitté au bout de sept ans, n’arrivant plus à le porter comme elle dit, Monsieur N. rencontre Shaïga, ex-employée de maison népalaise enfuie, devenue prostituée sous le joug de Monsieur Joe. Une relation se noue entre ces deux miséreux.
«Il m’a fallu ces dix ans passés au Liban pour renouer avec le pays et l’écriture. Notre situation est complexe, difficile, unique, raconte Najwa. Cette complexité se retrouve dans la création. C’est une douleur et, en même temps, une question de vie ou de mort. Il y a un problème à la base qu’on essaie de résoudre d’une façon ou d’une autre, une sorte de bras-de-fer entre la fiction que l’on invente et la réalité qui s’impose. Alors qu’en est-il lorsque la réalité ne cesse de muer et va dans le sens de la régression? Je voulais aborder cette dimension.
Le port dévasté suite à l'explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020. (Photo: Najwa Barakat)
Monsieur N. est mon alter égo pour ce qui se rapporte à l’écriture. À un certain moment, les mots m’ont dégoûtée au point d’en faire le jeûne. Le monde m’a semblé être un brouillon gigantesque sans queue ni tête. Lorsque les mots perdent leur sens, leur substance, la littérature se confronte à son impuissance. Mieux vaut donc se taire. C’est ce que j’ai fait et ce qu’a fait Monsieur N.: opter pour le silence. Lorsque la réalité dépasse la fiction, la malmène, il est quasiment impossible de continuer à écrire», souligne Najwa Barakat.
Un microcosme du monde
«Ce fil tendu entre la réalité et la fiction, le conscient et l’inconscient, est au centre de l’écriture. J’ai marché sur ce fil pour raconter l’existence de Monsieur N., ses tourments, sa vision déformant parfois la réalité. La violence est inhérente à la nature humaine, mais on a atteint un degré de cruauté qui ne nous alerte plus. La cruauté, c’est ce désir de faire du mal sans raison. Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas chez l’être humain. En tant qu’écrivaine, c’est ce qui m’interpelle.
Dans mes précédents romans, tels que Le Bus des gens bien ou La langue du secret, je traitais déjà des thématiques de la violence et de la cruauté, et ceci bien avant les Printemps arabes et Daech. Les romanciers ont un sixième sens. Je sentais qu’il y avait quelque chose qui couvait et que ça allait exploser d’une façon ou d’une autre.
Najwa Barakat avec Racha Al Ameer dans une manifestation du mouvement du 17 octobre 2019.
Les Printemps arabes ont fait tomber cette muraille qui cachait la pourriture, la désolation, l’horreur. Leur seul mérite est d’avoir fait tomber le mur de la peur, mais ça ne suffit pas de faire une révolution quand il n’y a rien. Les dictateurs arabes sont passés, semant le néant derrière eux. Ce n’est pas la faute des gens mais des régimes qui n’ont rien fait pendant trente ou quarante ans, à part saper, tuer, et détruire. Tout ce qu’on avait eu comme espoir, attente, aspirations a été effacé d’un seul trait. Que nous reste-t-il? Vers où aller? Comment gérer nos vies? Un sentiment d’impuissance totale règne.
Avec la globalisation, ce sentiment se généralise partout dans le monde. Après dix ans d’absence, je reviens à Paris et je n’ai plus mes repères. Le pays change. Les gens se paupérisent, les classes moyennes quittent la ville. L’extrême droite et l’islamophobie montent en puissance, et avec elles la peur de l’Autre qui ne nous ressemble pas. C’est pareil dans les autres pays européens et aux États-Unis. Les pauvres deviennent plus pauvres, les exclus encore plus exclus. Le monde va mal. La littérature me permet de protester, de dire non, elle est pour moi l’ultime moyen d’habiter le monde.»
Monsieur N. de Najwa Barakat, traduit de l'arabe par Philippe Vigreux, Actes Sud/L'Orient des Livres, 2021, 288 p.
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