Le dialogue des formes et des couleurs
©Samia Halaby, Simultaneous Depth, 2019, acrylic on cotton canvas, 188 x 445 cm Courtesy of the Artist and Sfeir-Semler Gallery Beirut/ Hamburg.
Sfeir-Semler revient avec une exposition et deux parcours parallèles qui se déploient dans l’espace de la galerie à Beyrouth: de-coding colors (1982-2022), qui met en perspective les œuvres de Samia Halaby, artiste palestino-américaine vivant et travaillant à New York, et pour l’âge du Liban, retraçant le travail de l’artiste Farid Haddad au cours des cinquante dernières années de sa pratique artistique entre le Liban et les États-Unis.

Née en 1936 à Jérusalem, Halaby termine son éducation à l’université d’Indiana en 1963, puis poursuit une carrière dans le milieu universitaire, devenant la première femme professeure à la Yale University School of Art en 1973. Elle commence à exposer son œuvre en 1965. Pour ses expositions les plus récentes, Samia Halaby participe à la Biennale de Singapour (2022), à des expositions collectives à la NYU Grey Art Gallery (New York, 2020) et au Katzen Art Center (Washington, 2019). Son travail est également montré dans le cadre d’expositions personnelles au musée de l’Université de Birzeit (Ramallah, 2017) et au Beirut Exhibition Center (2015). Ses œuvres figurent dans nombre de collections publiques dont le musée Guggenheim (New York), la Barjeel Art Foundation (Sharjah), l’Art Institute de Chicago, l’Institut du Monde Arabe (Paris) et Mathaf (Doha).

Farid Haddad est né en 1945 à Beyrouth. Il a grandi durant les années précédant la guerre civile, à un moment important du développement du modernisme libanais et arabe. Il termine ses études à l’université de Wisconsin-Milwaukee, puis s’installe en 1975 aux États-Unis. Il est aujourd’hui professeur émérite au New England College. Son travail a été montré à Paris, à Rome, aux États-Unis, à Beyrouth, au Koweït, et à Sharjah, et a fait tout récemment partie de l’exposition itinérante, Manifesto of Fragility: Beirut and the Golden Sixties (2022-2023), organisée par Sam Bardaouil et Till Fellrath. Le travail de Haddad est conservé dans des collections privées et publiques internationales, celle du Mathaf Arab Museum of Modern Art à Doha notamment, ainsi que dans les collections de l’AUB, du musée Sursock, de la Dalloul Art Foundation, et de la Collection Saradar. L’exposition tient son nom de l’œuvre de peinture-collage (en neuf parties): Où veux-tu que je m’en aille? (pour l’âge du Liban) (2018-2019). Elle couvre les premières œuvres de l’artiste, produites entre 1971 et 1977, ainsi que ses œuvres les plus récentes, datant des années 2017 à 2022.

L’œuvre de Haddad est très diversifiée, tant sur le plan des styles (du minimalisme au constructivisme et au colorfield jusqu’à des expérimentations plus libres de l’abstraction) que des mediums qu’elle investit et des techniques que l’artiste utilise: peintures, collages et dessins se déclinent sur les cimaises, traversés par des compositions géométriques, des stratégies privilégiant le jeu de l’association et un travail de la couleur qui introduit dans son travail une dimension poétique. Le travail de la couleur va dans le sens d’une plus grande intensité visuelle dans le travail de Samia Halaby. En effet, le géométrisme y est aussi plus insistant et la texture plus présente, jusqu’à se diluer dans la matière numérique dans ses travaux des années 80, et dans une multidimensionnalité alliant des formats et des volumes différents.

[gallery link="none" size="full" ids="178913,178914"]

À part le fait qu’ils ont tous les deux vécu et pratiqué aux États-Unis, les deux artistes ont en commun le fait de concevoir leur travail, dans le dialogue qu’ils pratiquent l’un et l’autre avec la forme et la couleur, comme une exploration des possibilités aussi bien formelles que lyriques de l’abstraction, et d’avoir mis en place un vocabulaire esthétique qui relève parfois d’une véritable syntaxe. On apprend ainsi que, lorsque la plupart de ses contemporains américains, tels que Joan Mitchell, Frank Stella, Clifford Still ou Ellsworth Kelly construisent leur tableau autour de formes centrales, Halaby ajoute ses formes courbes ou géométriques l’une après l’autre, comme les lettres d’un mot, se référant à des techniques ancestrales de calligraphie ou d’arabesque, concevant ainsi son propre alphabet, de sorte qu’il serait possible de parler, au sens presque littéral de l’expression, d’une écriture plastique. On pourrait dire de même que les signes qui forment un index de formes et de couleurs, que permettent de mettre en place les œuvres de Farid Haddad, évoluent pareillement en une grammaire structurale et combinatoire associant syntagmes et paradigmes. Aussi, la pratique du collage, qui s’ancre chez lui dans un travail fondamental utilisant la peinture comme matériau de base, s’élabore grâce à ces fragments de peinture. Ainsi obtenus, ils vont servir à définir des unités nouvelles qui vont constituer de nouvelles syntaxes. Ce qui semble donc d’emblée évident, c’est que les deux artistes ont indiscutablement en commun une méthodologie développée au fil des années et solidement éprouvée. Celle de Farid Haddad est quasiment implacable et peut durer plusieurs mois. De même chez Halaby, la couleur, qui semble gicler spontanément du pinceau, obéit en fait à un scénario quasi mathématique. Au milieu des années 1980, elle ira jusqu’à développer son propre programme informatique sur un ordinateur Amiga pour créer des formes mouvantes sur l’écran. On pourrait ainsi, sans exagérer, reprendre le titre de l’exposition: «de-coding colors » qui serait à remettre dans le cadre conceptuel du langage informatique et qui renverrait à la tentative, celle du spectateur ou du lecteur d’images, de décoder ce langage devenu, ici, un langage esthétique.

Samia Halaby, de-coding colors, 2023, Exhibition view, Sfeir-Semler Gallery Beirut.
Courtesy of the Artist and Sfeir-Semler Gallery Beirut/ Hamburg.

Deux corpus d’une exceptionnelle richesse se côtoient donc dans l’espace de la galerie Sfeir-Semler au point que l’on se dit que cette exposition aurait pu aisément en faire deux séparément. Mais il faut croire que ce qui était également important ici est le dialogue qu’il est possible d’écouter et de tisser entre les techniques, les savoir-faire, les langages plastiques, les recherches esthétiques et, plus largement, les univers des deux artistes. Cette exposition, dont le propos est avant tout éminemment esthétique, ouvre néanmoins aussi la porte à des questionnements relatifs au statut et à la réception de la peinture abstraite aujourd’hui.


Dans les années 50 et 60, lorsque l’art abstrait était hégémonique en Occident, on lui reprochait de tourner le dos aux débats de son époque. Ainsi sont nés, en France, par exemple, mais aussi en Espagne, des courants comme la nouvelle figuration et la figuration narrative qui avaient pour projet de «raconter» les événements et le vécu contemporains en étant des instances de «narration». L’abstraction occidentale n’était donc plus perçue, à ce stade de son histoire, comme suffisamment politique.

En même temps qu’artiste et universitaire, Samia Halaby se définit aussi comme une activiste. Palestinienne vivant en exil, elle s'est opposée à toute forme de répression et de ségrégation, en particulier celle du peuple palestinien. Dans son livre Liberation Art of Palestine (2001), elle documente l'art de la révolution palestinienne en se basant sur des entretiens avec des artistes palestiniens dans les territoires occupés. Dans son art, toutefois, Halaby prend de la distance avec la politique, quand bien même elle définit son art comme inévitablement lié aux réalités sociales. La chose est non seulement totalement légitime (qui a dit qu’un art se devait d’être politique?) mais également compréhensible si l’on admet que son œuvre, de même qu’elle se veut comme une exploration du sens même de l’esthétique abstraite, est également et ce faisant à l’écoute de l’histoire de l’abstraction, laquelle est aussi inséparable de son histoire propre et de celle du contexte politique dans lequel cette histoire s’enracine. Mais le récit que développe la peinture de Halaby est, d’abord, esthétique.

De même, dans sa préface de l’exposition de Farid Haddad, la curatrice Sarah Rifky invite à considérer le travail de l’artiste dans son lien avec la politique: «Si ces premières œuvres témoignent de son intérêt pour le minimalisme et le constructivisme, elles révèlent également qu’il compte avec le sentiment politique au Liban et dans le monde arabe à cette époque, comme l’expriment les titres de ses œuvres: LIBÉRATION, OPPOSITION, DRAPEAU, AFFILIATION (…) Les dessins lithographiques sont en continuation de la série précédente – une estampe est simplement intitulée: DEFEAT.» (Sarah Rifky). Cela montre effectivement que l’artiste interagissait avec le contexte politique de son pays, mais l’essentiel n’est peut-être pas là.

C’est qu’en vérité l'art n'est jamais une entité autonome située hors de toute dimension politique: sa production dépend d'une demande, de même que sa monstration. Elles répondent à la demande d’un marché. Et cette réalité est en elle-même politique, puisqu’elle tient compte des réseaux d’influence et des instances de pouvoir. Ainsi, tout en inscrivant le travail des artistes qu’elle expose dans une compréhension plus large des enjeux plastiques et de l’importance historique de l’abstraction, tant sur le plan international que régional, en écho avec la modernité arabe qu’elle invite aussi à redécouvrir, l’exposition de Sfeir-Semler se donne également à envisager dans le cadre d’un intérêt plus largement institutionnel à nouveau porté sur l’héritage pictural et qui constitue aujourd’hui un tournant important. Aussi les labels comme celui d’«abstraction contemporaine», contribuant à forger un vocabulaire rénové autour du fait artistique, sont-ils intéressants à interroger.

Mais pour revenir à l’aventure artistique dont il est question ici, parce que c’en est une, cette exposition est également importante du fait qu’elle fait connaître deux artistes, dont le travail demande à être connu, à un public qui ne les connaît que peu ou pas: Samia Halaby, dont le travail est exposé pour la première fois à la galerie Sfeir-Semler à Beyrouth, et Farid Haddad, dont le travail fait l’objet d’un intérêt actuel, tant du point de vue curatorial que de l’histoire de l’art, et qui, pour beaucoup, constitue une véritable découverte. Pour l’âge du Liban est la première exposition personnelle de l’artiste à Beyrouth depuis plus de quarante ans. Il y présente une collection unique d’œuvres du début des années 1970, montrées ici pour la première fois.

Farid Haddad, pour l’âge du Liban, 2023, Exhibition view, Sfeir-Semler Gallery Beirut.
Courtesy of the Artist and Sfeir-Semler Gallery Beirut/ Hamburg.

SAMIA HALABY, de-coding colors
FARID HADDAD, pour l'âge du Liban

Jusqu’au 15 avril 2023 à la galerie Sfeir-Semler à Beyrouth
Commentaires
  • Aucun commentaire