ChatGPT: de l'intelligence artificielle à l'intelligence blessée
On ne parle plus que de lui, ou plutôt que d’elle, car j’ai la naïveté de penser que l’intelligence est désormais féminine: ChatGPT, l’outil d’intelligence artificielle qui a été lancé le 30 novembre dernier et dont les serveurs – saturés – sont déjà en panne! Le concept est simple: posez une question, aussi complexe soit-elle, et le robot conversationnel vous propose une réponse, avec un taux de plagiarisme de 0%. Vous pouvez même dialoguer avec elle.

Émoi au sein de la communauté académique. Du collège jusqu’à l’Université, l’intelligence artificielle (IA) sait répondre à toutes les questions, de manière beaucoup plus rapide, et souvent plus pertinente qu’un professeur. La réponse ne vous convient pas tout à fait? Vous la recomposez. En résumé, ChatGPT fait vos devoirs sans que vous n’ayez à faire la moindre recherche. Il n’est pas encore capable de faire des dissertations, mais il paraît que cela ne saurait plus tarder. «C’est la fin des devoirs», a dit Elon Musk sur Twitter, lequel – croyez-moi – est infiniment moins génial que Nikola Tesla, dont il a honteusement emprunté le patronyme pour la marque de voiture qui l’a rendu célèbre.

Je me suis donc empressé de tester l’outil merveilleux qui allait – à coup sûr – me permettre d’écrire mes chroniques littéraires, mes articles pour Ici Beyrouth, et surtout mon livre à venir. Circonspect, je me suis mis à déranger mes quelques neurones disponibles d’intelligence non artificielle. Voici la première question qui est apparue dans mon esprit dérangé: «Quelle différence y a-t-il entre le 'conatus' de Spinoza et la 'volonté de puissance' chez Nietzsche?»

J’ai alors vu, hébété, se composer avec une vitesse hallucinante la réponse articulée en trois paragraphes distincts, le tout avec une justesse sidérante. Très agacé, car je suis joueur, je me suis aussitôt mis à lui reformuler la question avec un piège: «Quelle différence y a-t-il entre le 'conatus' de Nietzsche et la 'volonté de puissance' chez Spinoza? Surprise! Il m’a offert une réponse très similaire à la précédente, en confondant les concepts philosophiques de Nietzsche et de Spinoza! Moins d’une minute pour trouver la faille… Et je suis loin d’être une lumière! J’ai donc tourné aussitôt la page. Si cette «intelligence» avait été réellement intelligente, elle aurait rectifié mon erreur grossière. Une question pertinente entraîne une réponse satisfaisante. Une question fausse, engendre une réponse du même acabit. Les concepteurs de cette IA (laquelle n’est pas encore, Dieu merci, connectée à Internet), révèlent qu’elle se nourrit de vos propres requêtes. On peut alors douter du bien-fondé des réponses, quand on sait qu’elle se base sur des milliards de pages indexées dans sa base de données, et à la véridicité plus que douteuse. «Véridicité»: voilà un terme littéraire et vieilli que ChatGPT ne pourra pas vous offrir. En effet, ses réponses, si elles ont le mérite d’être claires, sont stylistiquement très pauvres, à la limite du cliché littéraire, donc facilement détectables. Un groupe d’étudiants en Master à Lyon vient d’en faire la mauvaise expérience. La moitié de la classe avait triché en se servant de l’argumentation de ChatGPT, sans prendre la peine d’y apporter sa touche personnelle! Ne nous faisons pas de soucis sur ce point. Comme il y a des logiciels de plagiarisme, il y aura bientôt tous les outils nécessaires pour détecter le produit de ce robot qui n’a d’intelligence que le nom.

Alors, sur la planète entière on s’émerveille et – c’est légitime – on s’inquiète. En effet, des cybercriminels s’en sont déjà servis afin de créer de nouveaux malwares, causant la panique chez les experts en cybersécurité. Pis encore, à renfort de milliards de dollars, Microsoft nous annonce que ChatGPT devrait être très prochainement inclus dans sa suite logicielle, et même répondre à vos mails, ce que Gmail fait déjà en partie… Du côté de chez Google, il paraît que l’on est en «alerte rouge». La firme de Montain View nous prend vraiment pour des jocrisses… (Adjectif que j’emprunte à Marcel Proust dans Jean Santeuil qui doit bien sourire s’il nous observe de son Empyrée. Il n’est pas près d’être plagié par une IA ; c’est comme rechercher le Temps perdu…)


Je laisse donc aux informaticiens, aux sociologues, aux philosophes, aux penseurs en général, le soin de disserter sur la révolution qui est déjà en marche et qui, sans nul doute, fera disparaître de très nombreux métiers. Les journalistes, les avocats, les programmeurs, les graphistes, les enseignants sont les nouveaux ferblantiers, réveilleurs, allumeurs de réverbères, poinçonneurs, décrotteurs ou loueuses de sangsues…

Nonobstant, mon intelligence moyenne s’inquiète d’un autre point auquel nous n’avons peut-être pas pensé : l’Amour ! En effet, dans ce monde ou l’ego est roi, beaucoup d’êtres estiment qu'ils n'ont pas eu de chance, qu'ils sont dignes d'une compagne ou d’un compagnon plus élevé en intelligence, en tout cas à la hauteur de leurs « facultés supérieures ». Elles ou ils, vont en quête de l’âme sœur en s’inscrivant sur des sites spécialisés, car c’est – parait-il – ainsi que l’on se rencontre aujourd’hui. Selon un profil toujours surévalué, elles ou ils voudront entretenir une courte relation épistolaire digne de Pierre Choderlos de Laclos, George Sand, Virginia Woolf ou Albert Camus. Et c’est là qu’entrera aussitôt en scène ChatGPT, lorsque «il» va demander à l’IA: «Écris un poème d’amour à la manière de Friedrich Novalis dans les Hymnes à la nuit…» En un tournemain, ChatGPT va s’exécuter et ce sera parfait. Alors, forcément «elle» va être éblouie par la culture, par le romantisme de «il», sans savoir «qu’elle» va être, en réalité, confrontée à un con. Et si d’aventure «elle» est aussi une conne utilisant ChatGPT, nous serons en présence de deux intelligences artificielles qui vont dialoguer ensemble, à travers deux êtres décérébrés et désincarnées. La première rencontre, qui se fera forcément dans un restaurant à l’initiative de «il», risque d’être cocasse! Peu de chance qu’à la fin du repas, en la raccompagnant, «il» soit invité à boire un dernier verre chez «elle». Sauf si «il» et «elle» sont un con et une conne, qui se sont reconnus comme tels. Mais je doute qu’un tel scénario puisse se produire. Ceux qui ont une véritable intelligence n’ont pour éloquence que de beaux mots. Seuls deux êtres intelligents peuvent s’accorder, car la véritable intelligence dégage une odeur spéciale qui se fait reconnaître, et cause un profond dégoût aux êtres sots. Quant à l’Amour véritable, aucun langage humain n’a assez de mots pour l’exprimer. C’est dans les yeux de l’être aimé que naît le Verbe.

Nous vivons vraiment dans un temps malade où l’intelligence n’est pas artificielle, mais à jamais blessée. J’ai bien peur que les futurs utilisateurs assidus de ChatGPT, dans ce registre, ne soient forcément que des cons ou des connes, n’ayant pas compris que le génie ne se manifeste nullement par des écrits, car les écrits sont des choses matérielles. Le vrai génie ne s’en accommode pas; il est ailé comme les paroles et subtil comme l’air pur. Je n’aime pas cette existence. Je crois que la sagesse n’a besoin ni d’écriture ni de mots. Comme j’aurais aimé recevoir l’enseignement silencieux de Ramana Maharshi à Arunachala, la montagne d’Aurore. Il ne communiquait à ses disciples que par des écrits laconiques qu’il traçait sur le sable ou sur une ardoise, ou encore par gestes. Il m’aurait enseigné que dans cette existence nul n’a besoin de ChatGPT, et qu’il faut chercher en nous-mêmes qui pose la question, afin de trouver la réponse ultime. Comme j’aurais aimé m’agenouiller aux pieds de Ma Anandamayi qui entrait dans des périodes de silence total durant plusieurs mois, et qu’elle rompait seulement par geste; le silence du sage est toujours l’expression du plus grand mystère. Comme j’aurais aimé vivre auprès du maître soufi Peul Tierno Bokar. Ainsi que l’a dit son disciple Amadou Hampaté Bâ en pensant à lui: «Chaque fois qu’un vieillard meurt en Afrique, c’est une bibliothèque qui brûle.»

Alors, de grâce, il n’est pas trop tard. Fuyez ChatGPT. Cette nouvelle idole, fruit de l’orgueil des hommes, se prépare à être au sommet de la hiérarchie des êtres. Mais il est une intelligence qui est plus élevée que celle des hommes et des machines, c’est l’intelligence spirituelle. Elle est notre ultime espoir. Celle-là, aucun robot oncques ne pourra l’acquérir…
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