Les rochers
Je vais le faire. Je vais sauter. Ce n’est pas… si haut. 

Je viens ici tous les étés depuis que je suis gamin, rendre visite à mes grands-parents et à la famille.

Mon grand-père est pêcheur, il a passé sa vie à l’ouest de Beyrouth, entre le port de Dalia et sa barque au milieu de l’océan. Son paysage de vie, c’est la Grotte aux pigeons, l’époustouflant Raouché, rocher iconique de Beyrouth. Deux îlots jaillissant de l’eau, comme des immortels.

Chaque année j’honore la tradition du plongeon en hauteur. Jeddo a 72 ans et il est mon mentor. Petit, je me suis exercé sur les rochers du port, puis en grimpant les falaises avoisinantes hautes de 20 à 30 mètres. Aujourd’hui est un grand jour, je plonge du haut d’El-Raouché.

Je vais le faire. Je vais sauter. 46 mètres. Les sensations sont familières, enivrantes. La peur au ventre juste avant quand la plante des pieds touche encore le sol rugueux du sommet, le souffle court quand les orteils bordurent la surface, presque déjà dans le vide, les genoux cotonneux quand le cerveau ordonne l’impulsion aux jambes, le cœur qui chute brutalement dans le ventre quand le corps s’élance dans le vide, la nausée…

Mes pieds avancent prudemment, je sens un peu de mousse humide contre ma peau. Je suis en position. Ma vue sur la ville est imprenable.

C’est à ce moment-là que je pense à elle. L’arche d’Aval, la légendaire falaise d’Etretat. Elle me donne le vertige et pourtant je n’ai jamais envisagé de sauter ses 80 mètres de haut ! Elle me fascine et me terrifie, m’en met plein les yeux et fait battre mon cœur depuis toujours, elle aussi…

Tiens… c’est amusant ça… ce parallèle. L’idée me percute pour la première fois en dix-huit ans d’existence.


Je suis né et ai grandi au pied des falaises d’Etretat, littéralement je veux dire, notre maison de famille se situe à quelques mètres de la côte d’Albâtre. Ma mère, Anna, est issue d’une famille de maraîchers, cultivateurs locaux depuis des générations. Et chaque été, c’est à Beyrouth, que je rejoins la famille du côté de mon père Ali, les pêcheurs du port de Dalia, marins de père en fils, les habitants de Raouché.

Je n’avais jamais prêté attention à cette similitude… Mes racines sont en altitude, faites de roches calcaires dressées dans l’océan.

Je suis prêt. Je vais sauter verticalement, atterrir sur les jambes, ce sont mes pieds qui subiront le premier impact, puis tout mon corps gainé qui plongera dans les quelques mètres de profondeur.

Je tourne la tête vers la corniche où un public encourageant soutient les valeureux plongeurs. Parmi eux, Nesrin et ses yeux envoûtants. La boule de stress fond instantanément.

Tiens… c’est amusant ça… ce parallèle. L’idée me percute pour la première fois en deux mois.

Ce sont mes yeux qui plongent en premier, dans la couleur turquoise de ceux de Nesrin, dans la couleur turquoise de la Méditerranée qui m’engloutit tout entier.

Dessins: Camille Elamine
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