Devenir mamie, c’est revivre la maternité dans la joie
Elle m’a appelée à 6 h du matin.  Une rupture de la poche des eaux venait de survenir, plus tôt que prévu, dès l’ébauche du neuvième mois. J’ai couru à l’hôpital, le cœur battant la chamade. Pourvu que ma fille sorte de la césarienne sans aucune complication et que le bébé soit en excellente santé. J’allais devenir pour la première fois grand-mère. Ces responsabilités qui m’attendaient, je les accueillais avec enthousiasme, ces fardeaux qui ont pesé lourd sur ma vie de jeune mère, entraînant une vie ascétique à vingt ans, quand, durant la période de la reconstruction et de l’effervescence de Beyrouth, j’étais suspendue 24 heures sur 24 à la respiration de mes enfants. Voulant leur donner toujours le meilleur, j’étais obsédée par les moindres détails, cherchant souvent midi à 14 heures. Cette fois-ci, pour la première fois, j’allais goûter au bonheur purifié des angoisses qu’il générait, celles qui, en dévoilant l’ampleur de son envergure, parsemaient paradoxalement son ciel de nuages. Je me surprenais même à endosser naturellement mon rôle de «mamie», à entrer sereinement dans mes nouvelles fonctions, même si j’étais loin de ressembler à la grand-mère classique ou à celle des contes pour enfants, occupée à tricoter ou à mijoter des confitures. Il fallait prendre soin de ma fille, de ma petite-fille et éviter plutôt la déconfiture. Mais voilà que je me découvre «prise au piège», complètement éprise, sans défense, devant une petite boule de pureté et d’innocence. Rassurée sur le sort de ma fille, je me laisse éblouir par l’aube blanche et lumineuse qui se lève sur ma vie, je savoure le goût des commencements heureux. «Il n'y a pas plus cher à nos yeux que notre enfant, sinon l’enfant qu’il aura», répètent les Libanais.es selon l’adage populaire. Comment, sans avoir porté un enfant dans son ventre, le sentir plus précieux que le fruit de ses entrailles?  Comment, sans l’avoir nourri de sa propre chair, de son sein, ne pas pouvoir le quitter d’une semelle, sceller son sort et son présent à son bien-être, à son sourire et au moindre de ses besoins et désirs? Comment être capable de cet oubli de soi, de ce dépassement dans la joie? Est-ce réellement un oubli ou des retrouvailles avec soi? Tout ce que j’ai cherché vainement chez les êtres que j’ai aimés, je le trouve en elle. La pureté dans sa splendeur, dans son éclat éblouissant, la confiance absolue de cet être qui s’offre aux bras qui le portent, aux mains qui s’affairent jour et nuit pour le gaver d’amour avant de le rassasier de lait. Devant ce constat, mon cœur sursaute, mon corps frissonne. Que de vies humaines gâchées, empoisonnées, traumatisées par l’imprudence, l’ignorance, l’agressivité ou la mauvaise foi des géniteurs ou de prétendus éducateurs! Dans les regards de ma petite-fille, dans sa façon de téter, il me semble voir le visage du monde entier, un mélange de détresse et de tendresse humaines, une fragile poupée de porcelaine qui s’accroche pour survivre, grandir, s’approprier ses chances et, un jour, son avenir. Je remercie le Créateur de nous donner l’illusion d’être ses égaux, de pouvoir contribuer à notre échelle à la marche de l’humanité. Quand elle sourit, je suis heureuse, exaltée. Quand elle mange, je suis repue, rassasiée. Toute la journée, dans mon esprit s’entrechoquent les vers de L’Ode à la joie de Schiller. Mon rythme est ponctué spontanément, magiquement par les notes grandioses de la Neuvième symphonie, même quand aucune musique n’effleure mes oreilles. Devenir grand-mère, c’est revivre la maternité dans la joie, laisser se déployer sereinement son savoir-faire, redoubler et réussir brillamment les moments ratés de sa carrière de mère, quand l’angoisse et les doutes emportaient tout sur leur passage, quand on redoutait d'en faire trop ou trop peu, quand un simple éternuement nous plongeait dans les affres de la culpabilité. Devenir grand-mère, c’est essuyer les larmes de sa fille avant qu’elles ne coulent, porter sa croix en prenant sur soi, tout en trouvant le temps d’admirer le bourgeon sur le point d’éclore.

Emmanuel Macron

Des grands-mères qui ont marqué l’histoire

Tout en berçant ma petite-fille, je me berce moi-même d’histoires. J’essaie de me remémorer le rôle décisif de certaines grands-mères dans la formation de leurs petits-enfants devenus des personnalités célèbres, à fortiori dans le monde intellectuel. Marie-Aurore de Saxe était la grand-mère paternelle de George Sand, celle qui l’a élevée de 4 à 17 ans, après le décès du père de l’écrivaine, et qui lui a légué son merveilleux domaine de Nohant. Aurore Dupin, nommée comme sa célèbre grand-mère, a vécu 40 ans dans ce havre de paix et de raffinement où elle a connu ses meilleurs jours. Marie-Aurore de Saxe était l’inspiratrice, le guide de sa petite-fille, la future George Sand, puisque c’est elle qui aiguisa son esprit indépendant, lui donna le goût d’écrire et lui laissa même un bel héritage pour renforcer son autonomie. Dans cette même perspective, quoique très différemment, la grand-mère maternelle de Camus a joué un rôle déterminant dans la carrière de son petit-fils. Chargée de l’élever après la mort de son père, (la mère étant sourde-muette), elle gérait la maison et les dépenses avec une main de fer, toujours obsédée par leur gagne-pain. Elle comptait le placer en apprentissage, comme tous les élèves pauvres de Belcourt. Ayant remarqué les talents du jeune Camus, l’instituteur, maître Germain lui rendit visite pour dissuader la grand-mère et la convaincre plutôt de l’inscrire au lycée, d’autant plus qu’il allait dispenser gratuitement des cours préparatifs aux boursiers. L’austère dame, finit par accepter. Si la grand-mère de Camus s'en était tenue à sa décision, tout le cours de la vie du prix Nobel aurait changé. Et Camus n’aurait pas pu profiter de la générosité du maître auquel il a dédié le prestigieux prix de l’académie de Stockholm.


La grand-mère maternelle d’Emmanuel Macron, Germaine Noguès surnommée Manette

La grand-mère maternelle d’Emmanuel Macron, Germaine Noguès, surnommée Manette, eut également une énorme influence sur le parcours du Président français. C’était une brillante professeure de lettres et d’histoire-géo ainsi qu’une directrice d’école. C’est elle qui inculqua à son petit-fils l’amour de la littérature. Elle lui lisait à voix haute Molière, Duhamel et Mauriac. Emmanuel Macron développera sous sa férule des goûts littéraires et une éloquence qui joueront un rôle prépondérant dans sa vie politique et même dans le choix de sa seconde moitié, elle-même professeure de lettres. En fait, son idylle avec Brigitte Trogneux aurait pu connaître un autre dénouement «si Germaine ne l’avait pas acceptée», confirme la Première dame dans le livre de la romancière Gaël Tchakaloff Tant qu’on est tous les deux. De plus, le Président français évoque sa formation dans son livre Révolutions: «Ma grand-mère m’a appris à travailler. Dès l’âge de cinq ans, c’est auprès d’elle que je passais de longues heures à apprendre la grammaire, l’histoire et la géographie. Et à lire». Dans la famille du président, elle fut la seule à soutenir sa liaison amoureuse avec sa professeure de théâtre, son aînée de vingt-quatre ans. C’est elle qui abrita leurs amours secrètes. À 96 ans, elle mourut dans les bras de son petit-fils adoré, à l’époque secrétaire général adjoint au cabinet de François Hollande, à qui il en voudra beaucoup de n’avoir pas eu la réaction appropriée, après la disparition de son pilier. Et Macron de déclarer : «À présent qu’elle n’est plus là, il n’est pas de jour où je ne pense à elle et où je ne cherche son regard».

Albert Camus
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