Retour à la Cuisine de Marie
Dans un pays en décomposition où, pour reprendre les mots de Sade, on assiste aux «prospérités du vice» et aux «infortunes de la vertu», les familles des victimes de l’explosion au port de Beyrouth, lésées dans leurs droits et en butte aux intimidations, ne cachent pas leur fureur. Elles continuent de se réunir tous les mardis à Karantina dans leur quartier général, appelé Cuisine de Marie, que le père Hani Tawk, engagé à leurs côtés, a mis à leur disposition depuis ce jour funeste. Ce hangar de fortune, dont le mur est couvert de 224 portraits des victimes, s’est métamorphosé, au fil des mois, en un pont de résistance reliant toutes les communautés. Entretien avec le père Hani Tawk.

Il règne une ambiance douce et chaleureuse dans la cuisine de Marie, six mois après notre visite, où Dounia, la femme du père Hani, prépare du riz au poulet parfumé au cumin dans d’immenses marmites fumantes. Des volontaires mettent la main à la pâte sur des tables de cuisine mises bout à bout, et dans le fond sur le grand mur, les 224 portraits des victimes de l’explosion au port de Beyrouth sont une allégorie de la justice bafouée. Le père Hani, tout en parlant, découpe du chou en fines lamelles. Les familles endeuillées se réunissent tous les mardis dans la salle attenante avec des psychologues et des prêtres qui leur apportent soutien, consolation et courage. Mais aussi, pour discuter ensemble des prochaines actions contre ceux qui, depuis plus de deux ans, bloquent l’enquête pour assurer leur impunité.

La cuisine de Marie n’est pas seulement un écosystème fait de convivialité et de partage, c’est aussi, dit-il, «un pont jeté entre chrétiens et musulmans qui sortent de leurs quartiers pour se retrouver ici; c’est un lieu de dialogue entre les communautés; une ouverture pour échapper au confessionnalisme». Car autrement, comment faire obstacle au sectarisme qui se propage à la faveur de l’absence d’un État souverain?

En dépit de la misère qui gagne du terrain, du pourrissement qui s’étend partout dans le pays, le père Hani ne connaît pas l’abattement. Il continue, coûte que coûte, de tracer son chemin. Soutenu principalement par l’Œuvre d’Orient ainsi que par d’autres associations, il a, depuis, atteint son objectif de cuisiner 1000 repas par jour. Quand on évoque les fêtes de Noël 2022, il sourit avec bienveillance: «Du 24 au 31 décembre 2022, nous avons distribué plus de 3000 repas par jour aux personnes sans ressources car nous avions beaucoup de demandes d’associations. Nous avons aussi organisé des activités pour les enfants, pour les personnes âgées et pour les familles des victimes.»


Ce n’est pas la première fois que l’association Mon Liban d’Azur apporte son soutien à la cuisine de Marie. Le 13 janvier, celle-ci a reçu la somme de 10.045 euros, récoltée lors d’une vente aux enchères tenue le 18 novembre 2022 à l’Intercontinental de Lyon. Il s’agissait d’une collaboration entre Mon Liban d’Azur, la Biennale d’art contemporain à Lyon et l’association Silk Me Back, où dans les ateliers de broderies lyonnais ont été recousus des tissus brutalement déchirés en référence à la destruction des quartiers de Beyrouth, puis vendus lors d’une soirée caritative afin de rendre hommage aux victimes de l’explosion au port de Beyrouth. La somme servira à réaliser certains projets dont la Cuisine de Marie, constamment en évolution, a besoin. Car en six mois, le nombre des familiers a fortement augmenté. Le père Hani affirme: «Le travail est en croissance. Ce n’est plus une cantine mais un centre, une mission, un engagement total. Il y a ceux qui viennent travailler bénévolement et offrir leur savoir-faire. Et il y a les volontaires qui reçoivent un petit salaire. Nous avons jusqu’à présent accueilli plus de 15 établissements scolaires voulant sensibiliser les élèves à la solidarité avec ceux qui ont tout perdu. Nous recevons régulièrement des lycéens qui viennent vivre une expérience, distribuer des repas, observer, aider.»



Infatigable, il a créé six points de distribution de repas où des bénévoles assurent le service aux familles inscrites. Et pour garantir la qualité des produits, il cultive des terrains laissés à l’abandon à Zouk Mikhael et à Chekka où il fait pousser du blé, des fruits et des légumes. Il cuisine avec sa récolte qui lui suffit amplement et va jusqu’à donner l’excédent à ceux qui sont dans le besoin. La plupart des donateurs arrivent sans s’annoncer. Pour le père Hani, ce sont des miracles qui ont lieu très souvent: «L’autre jour, un homme est venu dans une bagnole déglinguée et m’a demandé de quoi on avait besoin. J’ai cru à une plaisanterie car apparemment il avait l’air plutôt pauvre. Il a insisté et j’ai fini par lui donner une liste de nos besoins en ingrédients culinaires. Il est revenu au bout d’une heure, la voiture chargée de provisions qui valaient environ 500 dollars. Nous étions tous ébahis. Il m’a alors expliqué qu’il n’était pas riche, mais qu’il s’était promis de venir en aide aux pauvres en versant un montant de ses avoirs.»

Ne vient-il pas de signer un partenariat avec différents médecins qui permettra aux familles des victimes de l’explosion au port de recevoir gratuitement des soins médicaux? Il nous entraîne derrière lui, avec sa bonne humeur contagieuse, fier de montrer la structure en construction de ce qu’il appelle «la clinique du 4 août» sur une surface de 400 m2. Elle comprendra une salle d’attente et deux salles de consultation, l’une psychologique et l’autre médicale. À cela s’ajoutent les médicaments qu’il reçoit régulièrement de la part de donateurs et qu’il délivre seulement sur ordonnance. Bientôt, dit-il, confiant: «Une immense salle à manger pourra servir 300 couverts sur place. Nous ouvrirons aussi pour les sans-abris un centre d’accueil et un hébergement. Vous voyez? Les miracles ne cessent de se produire.»
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