«On devrait interdire à certains parents de se reproduire»
Très vite, dans l’analyse, le sujet fait l’expérience de ce potentiel de nouveauté inhérent au savoir de l’inconscient. Je peux savoir: ériger chaque patient à la dignité de sujet responsable est l’esprit même d’une psychanalyse et l’espoir infini qu’elle porte. Cette responsabilité est l’alternative autant que le rempart à une position de malade ou d’objet de la fatalité. «On ne peut pas être en même temps responsable et désespéré», a dit Antoine de Saint-Exupéry. Le désespoir est l’affect de la fatalité, quand on éprouve n’avoir plus aucun bonheur à attendre, et, dès lors, ne plus rien pouvoir désirer.

Une telle position de désespoir est ce qui habitait les premières paroles, poignantes, de l’une de mes patientes: «Il y a des parents auxquels il faudrait interdire de se reproduire. Les miens sont des personnes mauvaises, tordues, complètement déséquilibrées. Plus je prends conscience de ce qu’ils m’ont fait, à moi comme à tous mes frères et sœurs, plus je vais mal. Je suis celle d’entre nous qui s’en sort le mieux, mais nous sommes tous des êtres cassés. Depuis l’enfance, mon frère concevait sa vie comme un fardeau de souffrances dont il ne pouvait pas se relever. Et moi, combien faudra-t-il de séances, d’années, pour qu’un jour je puisse aller mieux, alors que cela ne me paraît même pas pensable? Il n’y a pas un jour où je ne me dise que j’aurais préféré ne pas être née.» Celle qui tient ce discours tragique est une belle femme, brillante, aimée. Elle dit n’avoir plus aucun élan vital: «Je ne me suiciderai pas, mais ma vie n’a pour moi aucun sens.» Si cette femme tenait un tel discours dans un cabinet médical, elle serait probablement étiquetée du diagnostic de dépression lourde.

Qu’une personne sente son désir vital la déserter est un des motifs fréquents l’amenant à consulter un psychanalyste. Quand cette femme dit de son enfance qu’elle y a été torturée au point qu’elle considère comme impensable de parvenir un jour à vivre, il s’agit d’abord, pour le psychanalyste, de prendre acte de la vérité du sujet. Celle-ci touche ici à un réel insupportable, que le psychanalyste doit avant tout supporter, au sens d’en supporter l’écoute, mais aussi au sens de soutenir le travail dont l’énonciation du patient marque le départ.

Cette femme prend le temps de revenir, courageusement, sur les drames de sa vie, sur les traumatismes passés, sur les échecs qui leur sont imputés, afin de les repenser, c’est-à-dire de leur donner rétroactivement, sous une lumière présente, des significations nouvelles. La dimension du nouveau, consubstantielle à la psychanalyse, permettra que cette femme parvienne, le moment venu, à ce que Lacan appelait «le franchissement de l’horreur de savoir», condition nécessaire de toute invention à venir.

L’invention requiert un sujet responsable. Les deux registres sont indissociables. Il n’est pas question de suggérer que la moindre des maltraitances et errances parentales soit imputable à cette personne. Ce réel effroyable de son histoire n’étant pas amovible, il s’agira que, petit à petit, elle puisse apercevoir ceci: quelle que soit l’horreur ayant marqué son être, elle ne se réduit pas à la somme des conséquences de ce qu’elle a vécu. De là, émergent pour elle une dignité et une liberté possibles, celles de décider et d’inventer ce dont désormais elle tissera sa vie.


Je l’ai longuement dit, l’invention était au commencement du symptôme, venu opposer à l’Autre un non inaugural, un non mis en acte ou parlé, qui en constitue la fonction. Guérir par les voies de la psychanalyse, c’est créer les conditions pour qu’une nouvelle invention symptomatique puisse toujours transformer la précédente, jusqu’à cette forme ultime, satisfaisante et vivante, qui signe la fin du travail.

En cela, l’advenue de cette transformation heureuse, que vise une psychanalyse, est l’exact contraire de la maladie chronique.

«Le sujet a besoin qu’un autre au moins croie qu’il est en train de se noyer, et qu’il ne veut pas se noyer, c’est-à-dire croie en son symptôme», écrit Pierre Bruno. C’est en effet au psychanalyste de porter cette croyance, pour que le patient s’y appuie et la fasse sienne.

Croire au symptôme, croire à l’inconscient relèvera ensuite, entre un patient et son psychanalyste, d’une foi comme d’une fidélité partagées. «Avoir la foi, c’est monter la première marche, même quand on ne voit pas tout l’escalier», rappelait Martin Luther King.
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