Liban: un ethnocide programmé en cours d’achèvement
Ethnocide: «Ce terme désigne la destruction, l’anéantissement de la culture, de la civilisation et de l’identité sociale d’une ethnie ou d’un groupe humain, sans qu’il y ait nécessairement la volonté d’éliminer physiquement ce groupe. Cette destruction est mise en œuvre par un autre groupe humain, au moyen de la violence ou bien de la puissance douce (soft power) avec, par exemple, l’introduction de changements économiques, sociaux ou culturels plus ou moins brutaux.» (Le Dictionnaire politique)

Notre société libanaise est assujettie à la domination d’une doctrine fondamentaliste politico-religieuse qui ne s’affiche pas toujours publiquement comme telle, mais qui a planifié un génocide culturel de longue haleine, que ses séides ont patiemment, subrepticement, mis en œuvre. À ces fanatiques fondamentalistes s’associent des cartels d’affairistes et de mafieux de toutes sortes et de toutes confessions religieuses, qui affichent sournoisement des préoccupations nationales, prétendent prendre la défense de la Constitution ou des minorités religieuses alors qu’en réalité, ils n’ont d’autre patrie que leur narcissisme pathogène, leurs seules préoccupations étant la possession avide du pouvoir et l’invention de moyens pour en tirer continuellement des prébendes. Nous sommes confrontés à la destruction d’une civilisation qui n’a jamais connu autant qu’aujourd’hui le pourrissement des valeurs indispensables à la vie communautaire maintenues tant bien que mal jusque-là. Cet ethnocide est planifié de telle manière que le Libanais, devenu impuissant et docile, s’accommode de l’étiolement progressif de son identité ainsi que de ses organisations socioculturelles et se résigne à endosser une identité nouvelle. Ce qui est en cours, c’est une sorte de clonage culturel, une réplication de l’identique, dont on a vu les conséquences au Moyen-Orient, là où l’imposition d’un modèle unique a conduit aux guerres dévastatrices, aux exodes des populations, à l’émigration massive, aux mutations démographiques, au désespoir des peuples et à la destruction de la culture originaire.

Une culture recèle un ensemble de savoirs, de coutumes et de traditions, de valeurs morales, de croyances, mais qui ne sont pas encagés, clôturés. Bien au contraire, ces constituants culturels n’ont pu s’épanouir que par leur ouverture à l’autre, n’ont pu s’enrichir que du dialogue dans l’acceptation de la différence ainsi que de la diversité. L’anthropologue Claude Lévi-Strauss «ne voit pas comment le genre humain pourrait réellement vivre sans quelque diversité interne».

Or, ce qui caractérisait la culture libanaise, ce qui a contribué à son essor au-delà des frontières, ce fut bien son ouverture aussi bien à l’Orient arabe qu’à l’Europe, aux Amériques, à l’Asie, au monde entier, occasionnant de nombreux échanges, élargissant les frontières, participant aux réflexions et aux débats sur les mutations contemporaines, favorisant la créativité dans des domaines aussi divers que l’art ou la science. Pour qu’un progrès culturel ait pu s’accomplir, il a fallu accueillir l’altérité, y puiser de quoi susciter une nouvelle fécondité.

Les ethnocidaires fanatisés qui ne doutent pas de leur liaison directe avec Dieu, unis dans le même sinistre objectif à leurs affidés, ont décidé, avec l’assentiment divin, de nous faire prendre des chemins opposés: vers une culture d’hominidés régis par le père tyrannique d’une horde, monopolisant tous les pouvoirs, adepte d’une culture incestuelle sinon incestueuse, fermée, barbare et barbelée, régressive. Ils visent l’édification d’une ère du repli sur soi, de la fermeture à l’autre, de l’instauration d’une pensée unique, du rejet de la différence, pour ne favoriser que la reproduction de mèmes. Ils ont résolument manœuvré pour que le vivre-ensemble édifié vaille que vaille entre les composantes socioculturelles se fissure et explose en tribus méfiantes et haineuses. Ils ne laissent de place qu’à un prototype unique auquel tout Libanais doit s’identifier, lui déniant tout droit à la liberté puisque celle-ci ne peut exister que par le droit à affirmer une opposition, une réflexion ou une opinion distinctes. L’uniformité devient la règle, la nouvelle Loi. Il n’y a plus de place pour un alter: celui-ci doit être maté, domestiqué, il n’est qu’un déchet à recycler. Et s’il se montre rétif, insoumis, perçu comme une menace, alors son élimination se fera sans aucune hésitation, le meurtre ne faisant l’objet d’aucun interdit.


La livre libanaise fut la cible privilégiée: symbole de la souveraineté et de l’indépendance d’une nation, elle est aujourd’hui à l’image du pays: dévalorisée, émiettée, morcelée, réduite à une peau de chagrin, devenue l’emblème d’un État failli, en compagnie d’autres États tout aussi rongés par la corruption et le recel.

L’objectif de paupérisation de la grande majorité de Libanais a été rapidement atteint: ainsi, les Libanais ne se préoccuperont plus que d’assurer leurs besoins primaires. Cela ne suffisant pas, la kleptocratie recourt alors à la terreur: toute opposition à ses diktats est brutalement réprimée afin que le Libanais ne soit plus que frayeur et soumission face à un État policier au service des prévaricateurs. Progressivement, les succès de ceux-ci se sont généralisés à tous les rouages économiques, pervertissant également la justice et le droit: c’est le criminel qui est protégé et la victime incarcérée. Le système éducatif libanais est agonisant, les soins de santé et les médicaments réservés à des privilégiés, les diplômés ou en voie de l’être ont la chance d’être accueillis à l’étranger, les plus démunis mettent leur vie et celle de leurs familles en péril pour tenter d’échapper à l’appauvrissement et à l’humiliation.

Les intervenants étrangers, beaucoup plus préoccupés par leurs intérêts personnels qu’horrifiés devant le dépècement d’un État et les agissements mafieux, ont proposé leurs plans de redressements. C’était bien mal connaître la roublardise et la totale amoralité des marionnettistes fanatisés qui sont parvenus à leur faire prendre les vessies pour des lanternes. S’identifiant à l’agresseur, ces coursiers en sont même devenus leurs complices!

«L’exclusive fatalité, l’unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul.» (Claude Lévi-Strauss)
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