Le retrait de Saad Hariri et le malaise sunnite
Les raisons pour lesquelles l’ancien Premier ministre et chef du courant du Futur, Saad Hariri, a décidé de suspendre il y a plus d’un an son activité politique sont toutes liées, d’une manière ou d’une autre, à la rupture de confiance entre lui et l’Arabie saoudite.

Un peu plus d’un an après le retrait de l’ancien Premier ministre Saad Hariri de la vie politique et son départ du Liban, la rue sunnite est sans leader identifiable et le pays s’enlise dans une crise économique qui atteint même le parti fort du pays, le Hezbollah. Ce constat suffit-il à conclure que le retrait du chef du Courant du Futur lui aura été salvateur, ou est-ce que la dégradation générale du pays affecte, au contraire, la durabilité de son leadership, sur un terrain qui reste profondément clientéliste ? Et surtout sous quel angle faut-il expliquer le vide laissé au niveau de sa communauté: y a-t-il une incapacité réelle à trouver un substitut à Saad Hariri, ou bien ce vide serait-il l’un des indices d’un mal-être sunnite qui dépasse le leader du Courant du Futur ?

Effets directs du retrait

En ce qui concerne d’abord le leadership de Saad Hariri, certains analystes estiment que son retrait, même s’il y a été contraint pour plusieurs raisons, lui aura été bénéfique, en lui épargnant les retombées de la déliquescence générale et en le libérant de toute responsabilité directe de la situation.

D’autres en revanche, s’ils reconnaissent cet avantage, s’attardent sur le dommage que cette absence risque de porter à sa popularité, certaines spécificités de l’exercice politique libanais s’alliant mal avec un retrait prolongé de l’arène. Ainsi, par exemple, les effets de son absence seraient d’ores-et-déjà apparus au niveau des nominations des fonctionnaires publics de première ou deuxième catégorie, appartenant à la communauté sunnite, où les noms relevant du Courant du Futur sont progressivement remplacés. « Son pouvoir à l’intérieur des institutions étatiques profondes s’effrite », indique le chercheur et analyste électoral Ibrahim Jawhari.

En outre, à défaut de soutenir sa base en période de détresse, ses chances de recueillir l’appui éventuel des électeurs, s’il décidait un jour de revenir sur la scène, s’amenuisent à mesure que son éloignement de la crise se prolonge. « C’est comme s’il avait brisé le cercle qui le lie à sa base », constate M. Jawhari. Cette rupture avec le modus operandi traditionnel, qui a miné au fil des ans la démocratie libanaise, pourrait être perçue comme un pas vers une réforme du système susceptible d’être gratifiant pour Saad Hariri sur le long terme, sachant qu’il a été l’un des rares à avoir démissionné en réaction au soulèvement d’octobre 2019.

Mais un tel enjeu parait étranger aux motifs de son retrait et il est donc hors-de-propos à ce stade.

L’impact de son départ, aussi bien sur son avenir politique que celui du pays, ne peut en effet se mesurer sans un retour à ses causes initiales, elles-mêmes symptomatiques du mal qui atteint le Liban dans son ensemble.

De 2017 à 2022 

Les raisons de la suspension de son activité politique, rapportées par différents observateurs, sont toutes liées, d’une manière ou d’une autre, à la rupture de confiance entre lui et l’Arabie saoudite. L’épisode de sa démission forcée, annoncée à Riyad en novembre 2017, dans la foulée des poursuites menées par le prince héritier saoudien Mohammad ben Salmane à l’intérieur du royaume d’Arabie, a marqué une coupure avec le legs de l’ancien Premier ministre assassiné Rafic Hariri. Cette figure emblématique de l’après-guerre était en partie forte d’un appui saoudien inconditionnel, corollaire d’un engagement de Riyad pour un Liban qui lui était prioritaire. L’épisode de 2017, outre sa dimension saoudienne interne, a révélé un début de désintérêt saoudien pour le Liban, ce pays étant devenu, par trop de concessions au Hezbollah, y compris de la part de Saad Hariri, un terrain où l’Arabie n’avait plus d’intérêt à (s’)investir.


Ce désengagement saoudien ne fera que se confirmer au cours des années suivantes, poussant Saad Hariri, au moment où ses rapports se dégradaient avec des alliés ou partenaires libanais, à finalement jeter l’éponge.

Ainsi, en janvier 2022, il fait face à l’impasse de former un gouvernement censé être « de mission », sous sa présidence, le camp du président de la République multipliant les conditions rédhibitoires et invoquant abusivement les prérogatives présidentielles par opposition à celles du Premier ministre. Il perd entretemps l’appui saoudien et peut-être aussi français dans la formation du gouvernement, alors que se profilent des négociations saoudo-iraniennes, centrées sur le dossier du Yémen.

Désengagement saoudien

La perspective de l’approche des législatives de mai 2022 devient en outre peu encourageante au vu des difficultés de financement de sa campagne et des entraves à la formation d’alliances solides, provoquées notamment par sa brouille avec les Forces libanaises – deux facteurs en lien avec la dégradation de ses rapports avec l’Arabie. Il est alors « combattu de tout bord », au niveau intérieur et extérieur, selon la lecture d’un sunnite indépendant.

Après son départ, ceux qui, comme l’ancien Premier ministre et cadre du Courant du Futur Fouad Siniora, ont tenté, notamment pendant les législatives, de combler le vide sans prétendre remplacer Saad Hariri, se sont heurtés aux mêmes réticences saoudiennes à s’impliquer au niveau du Liban, souligne un observateur indépendant. Et ceux qui, comme l’actuel Premier ministre Najib Mikati, se sont abstenus de mener campagne et de financer des candidats, ont sans doute perçu l’inutilité d’un tel investissement. Le choix d’un Premier ministre n’est plus en effet tributaire de sa base populaire, ni n’intéresse particulièrement l’Arabie saoudite. Celle-ci tend désormais à s’adresser aux institutions, comme la présidence du Conseil, sans intérêt pour des personnes en soi, rapportent des milieux diplomatiques à Ici Beyrouth.

Abattement sunnite

Cette approche se concilie peut-être avec « la tendance historique au sein de la communauté sunnite à avoir plusieurs leaders », rappelle Ibrahim Jawhari. Si Rafic Hariri a donc été l’exception, c’est en partie du fait de son habileté individuelle et diplomatique propre, mais aussi de ses rapports privilégiés avec l’Arabie. Or à ce stade, en plus du désintérêt saoudien avéré pour le Liban, la rue sunnite (libanaise et régionale) serait elle-même incapable de générer de nouvelles figures charismatiques, constate le chercheur. Il décrit un « abattement » sunnite au Liban, provoqué par l’assassinat de Rafic Hariri en 2005, le coup de force militaire du Hezbollah dans les rues de Beyrouth en 2008 et enfin, la révolution syrienne réprimée dans une guerre dévastatrice.

Ainsi, la multiplicité de figures sunnites qui ambitionnent de remplacer Saad Hariri, et l’absence, paradoxale, de leaders sunnites clairement identifiables, rendent impossible de réunir un groupe, même hétérogène, à même de représenter la communauté, constate le chercheur. « Il est désolant qu’à l’heure où le contrat social libanais est près d’être revu, que la communauté sunnite n’ait aucun représentant attitré », estime M. Jawhari.

S’il était resté au Liban, Saad Hariri aurait sans doute occupé cette place pour la forme, mais aurait-il pu, quant au fond, défendre les intérêts du pays et de sa communauté face aux tentatives de dénaturer les textes fondamentaux et les principes d’édification d’un Etat de droit souverain ?

 
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