Délaissés urbains et espaces d’indécision
Depuis vingt ou trente ans, un engouement pour les jardins se manifeste à la faveur d’une génération de créateurs paysagistes ayant émergé après 1945, tels René Pechère, Gilles Clément ou Patrick Blanc… Cela s’inscrit également dans une conscience environnementale qui ne fait que s’accroître. Des jardiniers urbains travaillent à optimiser les surfaces petites et limitées pour aider les communautés à végétaliser leurs quartiers. Ces lieux, qui permettent de tisser des liens et autour desquels s’organise une vie de quartier, rappellent les jardins collectifs réinventés à New York à partir des années 70 avec l’idée de se réapproprier les espaces vacants dans la ville.

C’est à la fois dans le prolongement de cette conscience environnementale mais aussi à contrecourant des élans de réappropriation que Gilles Clément, jardinier, paysagiste, botaniste et ingénieur horticole écrit le Manifeste du tiers paysage, un essai publié une première fois en 2004 aux éditions Sujet/Objet et qui, plus récemment, a fait l’objet d’une nouvelle édition augmentée d’un avant-propos ainsi que d’une préface d’Alexis Pernet, paysagiste et maître de conférence à l’École supérieure de paysage de Versailles.

Auteur du concept de «jardin planétaire» (Contribution à l’étude du jardin planétaire, Éditions de l’École régionale des beaux-arts de Valence, 1995) qui doit se lire dans le contexte de sa pensée écologiste, Gilles Clément veut signifier que la terre, comme le jardin, est un espace fini et que l'homme, en bon jardinier, doit la ménager. Cette conception permet aussi de considérer la responsabilité capitale de l'Homme dans le bon équilibre de ce jardin, y compris entre les zones cultivées et celles laissées en friches.



Ce sont les espaces où l’homme abandonne l’évolution du paysage à la seule nature qui façonnent le propos de ce manifeste. Le Tiers paysage désigne donc les délaissés urbains ou ruraux, les espaces de transition, les friches, marais, landes, voies ferrées, terrains en attente et reliquats non exploités, tous ces lieux où s'assemblent, hors les règles, les espèces absentes ou chassées de partout ailleurs. Ainsi: «Si l’on cesse de regarder le paysage comme l’objet d’une industrie on découvre subitement – est-ce un oubli du cartographe, une négligence du politique? – une quantité d’espaces indécis, dépourvus de fonction sur lesquels il est difficile de porter un nom. Cet ensemble n’appartient ni au territoire de l’ombre ni à celui de la lumière. Il se situe aux marges. En lisière des bois, le long des routes et des rivières, dans les recoins oubliés de la culture, là où les machines ne passent pas.» (Gilles Clément, Manifeste du Tiers paysage, Rennes, Éditions du commun, 2020)

Car ces fragments «indécidés» du territoire sont aussi des lieux d’hybridations où le vivant s’invente. Comparés à l’ensemble des territoires soumis au contrôle de l’homme, ils constituent des lieux d’accueil de la diversité biologique, au point que le nombre d’espèces recensées dans un champ est faible en comparaison du nombre recensé dans un délaissé se situant à proximité: sélectionner la diversité c’est donc aussi l’exclure. Considéré sous cet angle, à côté des paysages binaires (forêts et pâtures), le Tiers-paysage, celui de la diversité, apparaît comme le réservoir génétique de la planète, il contient le futur.

Faisant écho à ce que Michel Foucault considérait comme des lieux «à part», ces espaces autres sont, comme les définit le philosophe, «des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai par opposition aux utopies, les hétérotopies.» (Michel Foucault, «Des espaces autres», dans Dits et écrits 1954-1988, vol. IV: 1980-1988, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, 1994, p. 752-762. Ce texte, écrit en 1967, n’a été publié qu’en 1984)

Et à cet égard, le jardin arrangé par l’homme constitue la forme la plus ancienne de cette catégorie des espaces autres. Il est à la fois une sorte d’imago mundi, une représentation du monde, un microcosme, et en tant que tel, il renvoie au macrocosme qu’il contient en lui. Aussi, recitons Foucault: «Le jardin, c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde. Le jardin, c’est, depuis le fond de l’Antiquité, une sorte d’hétérotopie heureuse et universalisante.» Les Tiers paysages dont nous parle Gilles Clément partagent donc avec les jardins et les champs cultivés de main d’homme leur nature hétérotopique en ce sens que, faisant partie de notre quotidien, ils constituent pourtant des espaces à part, des aires de discontinuité. En tant que tels, ils réfléchissent le monde (c’est le cas des jardins) mais peuvent également en constituer une image inversée. C’est davantage dans la perspective de cette dernière idée que se déploie le propos de Clément.


C’est aussi dans cette même lignée que se donnent à comprendre la pensée et l’action de la philosophe Marie-José Mondzain pour qui, face à l'hyperurbanisation et aux lois de la croissance effrénée, les espaces verts apparaissent comme des lieux de résistance. Cette dernière est métaphorisée par les saxifrages, «plantes minuscules, sauvages aussi bien que cultivées, dont la particularité est de naître et de se développer dans les fissures des pierres et par leur imperceptible insistance à imposer aux matières les plus compactes et les plus résistantes l’ordre fracturant de leur présence… On les appelle saxifrages. Elles sont libres de toute attache profonde à un sol mais elles imposent avec ténacité la puissance quasi sismique de leur vitalité. Elles sont classées parmi les herbes dont elles partagent sans doute la modestie mais non pas l’uniformité.» (Marie-José Mondzain, «Saxifraga Politica», 2005)

Ainsi apparait aussi la fonction fortement subversive de ces lieux qui sont en marge du pouvoir. Prendre en considération ces espaces habituellement considérés comme négligeables engage à modifier la lecture que l’on peut avoir du territoire et à organiser ce dernier de façon à valoriser des espaces d’indécision, des espaces de «non-agir», à l’heure où les injonctions environnementales et économiques se font de plus en plus pressantes. Il s’agirait donc en substance de se soustraire aux discours dominants et de creuser une pensée singulière, aussi singulière que les espaces dont elle entreprend de penser l’existence, d’où la dimension écologique et humaniste certes, mais également essentiellement politique de cette pensée.

La dimension politique est par ailleurs contenue dans le titre-même qui fait référence au pamphlet de l’abbé Sieyès écrit en 1789, Qu'est-ce que le Tiers état? Désignant la partie la plus nombreuse mais la moins privilégiée de la population par rapport au clergé et à la noblesse dans la France de l’Ancien Régime, le Tiers état fait signe vers ceux que personne n’avait jamais regardés ni écoutés.

«Qu'est-ce que le Tiers état?
- Tout.
- Qu'a-t-il fait jusqu'à présent?
- Rien.
- Qu'aspire-t-il à devenir?
- Quelque chose.»

(L’abbé Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-État?, 1789.)
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