Martha Argerich ou l'enchanteresse des cimes (1)
« De la musique avant toute chose », préconisait l’écrivain et poète français Paul Verlaine dans son Art poétique. Ainsi soit-il. « Moments Sostenuto » est une chronique musicale qui tend à valoriser les ardents défenseurs de la musique, cette « brûlure du sensible sur les pas de l’ouvert », comme le chante splendidement le poète libano-français Alain Tasso. Telle la pédale d’un piano soutenant la note d’une gamme, « Moments Sostenuto » cherche à pérenniser l’œuvre d’un compositeur, le labeur d’un musicien ou encore la passion d’un rare mélomane, dans l’obscurité de ces jours présents.

Magie ondoyante de sonorités tantôt bercées par les idylles lagunaires et tantôt bringuebalées par les bourrasques orchestrales, majestueux clair-obscur musical rembranesque vacillant entre fougue impétueuse et échappées oniriques, moirures scintillantes d’harmonies lumineuses jusqu'à l'éther ultime, ornementations périlleuses, enchanteresses et ô comme soyeuses, ses interprétations s'évadent hors du cercle des réalités, dans un vœu presque religieux, d’effleurer l’intangible et d'imposer un tacet d’une sensibilité transcendante, enivrante, torturante. Les cathédrales musicales de Martha Argerich, allant de l’absolue perfection pianistique au paroxysme de l’intégrité émotionnelle, de l’alacrité grisante aux romanesques « soubresauts de l’âme », selon l’expression d’Alfred Cortot, créent des moments d'éternité où dextérité, virtuosité et musicalité se rejoignent intimement dans une épiphanie musicale humble et glorieuse.

Une éclipse musicale suave


Rencontrer Martha Argerich est loin d'être une sinécure. Trônant sur les hauteurs olympiennes de l'art d'Apollon, cette déesse des touches d'ivoire dévoile l'occulte de la musique par ses mains de fée. Et pourtant, malgré les intempéries, le chaleureux manteau blanc qui recouvrait les pâturages alpins du canton de Saint-Gall, la métropole de la Suisse orientale, et un concert florissant accentué par des à-pics glissants, la devineresse magique a reçu Ici Beyrouth, dans sa loge, pour un entretien exclusif, pendant plus d'une heure et demie. Mais avant cela, retour sur le concert flamboyant des deux pianistes argentins, Martha Argerich et Dario Ntaca, où les joyaux quintessenciés aux éclats lumineux de Mozart et aux soupirs mélancoliques de Rachmaninov s'embrassent décemment dans une sorte d'éclipse musicale suave.


Connivence symbiotique naturelle


Jouissant d'une connivence symbiotique naturelle, le duo inaugura la soirée musicale du 1er décembre, tenue dans l'historique salle de concert du théâtre Tonhalle à Saint-Gall, avec les enchaînements mélodiques galants de l'Andante à variations pour piano à quatre mains, en sol majeur, K501 (1786) de Wolfgang Amadeus Mozart. Dépourvue de tout épanchement lyrique, cette œuvre, fertile en audace, mit en scène un dialogue instrumental équilibré entre les deux pianistes qui fournirent à l'auditoire l'indispensable fil d'Ariane dans le dédale musical, mouvant en crescendo. Le style galant mozartien se poursuivit dans la Sonate pour deux pianos en ré majeur, K448 (1781), où prouesses digitales et hardiesses harmoniques demeurent deux cols escarpés à gravir dans les sommets vertigineux du compositeur autrichien. Les deux pianistes argentins offrirent au public une floraison dans l'exécution synchrone des gammes ascendantes, qui se succédèrent et se chevauchèrent, dans un discours délectable, et tout au long d'un mouvement allegro con spirito bouillonnant.

Après un entracte d'une vingtaine de minutes, les mirages d'Argerich et de Ntaca se prolongèrent sous l'effet des harmonies vespérales de Sergueï Rachmaninov qui consentent au spleen et à la mélancolie. Ainsi, avec une énergie frémissante, les deux pianistes s'élancèrent dans le premier mouvement fantomatique des Danses symphoniques op.45 pour deux pianos (1940), une œuvre testamentaire du compositeur qui « rend grâce à Dieu », une « dernière étincelle », selon ses mots. Les interprètes unifièrent subtilement les contrastes dans une palette de couleurs évoquant tout au long de la pièce, mais surtout dans le dernier mouvement, un combat acharné entre la mort et la résurrection, aboutissant finalement à une explosion harmonique grandiose. Un tonnerre d'applaudissements et d'ovations retentit alors dans les quatre coins de la salle où le public avide réclama, avec enthousiasme, un bis. Suite à l'insistance des auditeurs, Martha Argerich et Dario Ntaca répondirent à l'appel et régalèrent ces derniers de deux bis : l'interprétation sonnante et parée d'une musicalité sans reproche des deuxième (Romance) et troisième (Tarentelle) mouvements de la suite no.2 op.17 pour deux pianos (1901) de Rachmaninov, débordant de lyrisme et de fantaisie, clôtura ainsi le concert.

La musique et les maux de la société



Considérée comme le parangon d’une virtuosité exaltante, Martha Argerich est loin d'être une simple interprète mais l'incarnation même d'un idéal musical sublimé. Elle est, toutefois, incertaine du pouvoir curatif de cet art, dans une société rongée de toutes sortes de « maux spirituels ». « La musique ne peut pas les guérir mais elle peut aider parce qu'elle ouvre d'autres horizons. C'est quelque part un autre monde mais qui est aussi en contact avec le monde réel. Le temps passe différemment quand on fait ou on écoute de la musique mais il y a aussi des thérapies musicales qui fonctionnent d'un point de vue physiologique », affirma Mme Argerich en insistant sur la différence qui existe entre le son et la musique, et l'effet de cette dernière sur les animaux, les plantes mais aussi l'être humain. L'artiste chevronnée constata alors que la musique renferme des secrets que « nous ne comprenons pas » car, selon elle, « dans tout ce qui est vivant, il y a une relation ».

Dans un monde où les idéologies meurtrières réclament victoire sur les cendres d'une paix perdue, la musique pourrait-elle être le vecteur d'une nouvelle résurrection ? « J'aimerais bien y croire, mais je ne suis pas sûre parce qu'on sait très bien aussi que pendant les terribles conflits de la Deuxième Guerre mondiale, par exemple, il y avait beaucoup de gens pas très pacifiques qui appréciaient la musique et qui allaient aux concerts alors il est très difficile d'affirmer cela », répondit Martha Argerich avec une certaine déception. Pourtant, il y a exactement trente-deux ans, le 25 décembre 1989, soit un mois après la chute du mur de Berlin, le célèbre chef d'orchestre américain Leonard Bernstein fut invité à chanter la fraternité des peuples en dirigeant la neuvième symphonie de Beethoven au Schauspielhaus de Berlin. À cet égard, la pianiste argentine ne manqua pas l'occasion de louer ce « sourd qui entendait l'infini », pour reprendre les mots de Victor Hugo : « A part d'être tellement génial, Beethoven avait quelque chose d'extraordinaire, il avait une humanité tellement unique, tellement vitale. Je suis émue chaque fois que je pense à lui et chaque fois que j'écoute sa musique. C'est extraordinaire tout ce qui nous a donné et continue à nous donner, malgré les terribles souffrances qu'il a vécues.» Et avant de clore ce sujet, elle ajouta que « la musique ouvre de nouveaux horizons à chaque personne qui écoute de la musique ou qui y est intéressé mais je ne peux le savoir. C'est la même chose que si la beauté a une correspondance avec la bonté. On ne sait pas car il y a aussi beaucoup de grands artistes qui n'ont pas été des personnes merveilleuses et qui se sont très mal comportés. C'est très ambigu.»



Suite et fin de l'article :

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