©Par le fer et par le feu.
Déjà en 1978, Soljenitsyne dénonçait le déclin du courage à l’Ouest. Cette partie du monde, celle des succès économiques et de la règle de droit, est-elle toujours aussi repue et frileuse? Le confort physique et moral l’a-t-il abâtardie? Or voilà que depuis un an, Vladimir Poutine fait de la provocation sous le nez de l’Otan. Le test de volonté peut se poursuivre jusqu’au dernier ukrainien. D’où la question de savoir si la gestion plutôt prudente de la crise par l’Occident résulte de son anémie ou de son manque de discernement.
Il y a ce pacifisme des populations repues, ce confort qui émascule les nations les plus vigoureuses. Je pense à l’Espagne, terre nourricière des Cadets de l’Alcazar, des chants républicains (1) et de «viva la muerte». Seulement voilà, les conquistadors ne veulent plus ferrailler, ils ne songent qu’à améliorer les prestations de leur Sécurité sociale. L’Europe a fini par domestiquer la Mancha de Don Quichotte, de même que le métro et les vacances payées ont affadi le pays des trois mousquetaires, des deux Frondes et de la Chouannerie. En témoigne Didier Lazard qui, au milieu du siècle dernier, se demandait: «L’Occident, quel Occident?» Et il aboutissait à cette amère constatation: «Offrir aux peuples une civilisation du moindre effort n’est guère un moyen de les inciter à l’effort.» (2)
Plus personne ne souhaite mettre en péril sa vie ou ses actifs financiers; d’ailleurs, qui voudrait encore mourir pour la patrie, cette notion désuète aux yeux des intellectuels ou des ONG qui prônent universalité, fraternité et multiculturalisme? À telle enseigne que même un président de la République, socialiste qu’il était, comme François Mitterrand, n’a pas manqué de s’exclamer en octobre 1983, au comble de l’exaspération: «Le pacifisme est à l’Ouest et les euromissiles sont à l’Est.»
Cette fois, c’est toute l’Europe qui souffre de ce syndrome qu’est l’angélisme mal assimilé. C’en est quand même stupéfiant! La guerre se livre à leur porte, et il y en a qui recommandent de ne pas provoquer Poutine le belliqueux: il le prendrait mal. Ainsi donc, il est préférable de détourner le regard quand la milice Wagner est en train d’éradiquer la démocratie des bords du Dniepr et des environs de Bakhmut (3). On donne à cette dernière carte blanche alors qu’elle a chassé la France du Mali et qu’elle poursuivra sa marche triomphante dans d’autres pays d’Afrique.
Chars russes et plaines d'Ukraine.
Mourir pour Dantzig (4) ou pour Kiev?
Personne n’aimerait être taxé de «munichois» en Europe, depuis que la politique de l’apaisement, qui l’a emporté à Munich en 1938, a pavé le chemin de l’enfer. Au lieu de faire preuve de fermeté face au führer, Neville Chamberlain et Édouard Daladier abandonnèrent la Tchécoslovaquie à son sort, c’est-à-dire entre les griffes des nazis. Ce faisant, ils ouvrirent la voie au pacte de non-agression Molotov-Ribbentrop et à l’aventurisme d’Hitler. Angela Merkel ne semble pas avoir retenu la leçon. Chancelière d’Allemagne, celle des lansquenets et de la blitzkrieg, elle a maladroitement enfermé son pays dans le piège énergétique que lui tendait le despote Poutine, et tant pis pour l’annexion de la Crimée, l’intervention dans le Donbass et l’empoisonnement des opposants au polonium. «Un pari a été fait, à savoir qu’en achetant beaucoup d’énergie russe, nous pourrions contrôler la Russie et que la Russie a tellement à perdre en contrariant l’Allemagne qu’elle ne le fera pas. C’était le pari et il était faux», conclut un spécialiste de la politique énergétique affilié au think tank Bruegel. De son côté, Hubert Védrine n’a pas manqué de dénoncer la désinvolture de l’Occident qui, d’après lui, a fait la même erreur en admettant la Chine au sein de l’Organisation mondiale du commerce «alors qu’elle ne respectait aucune règle, car on pensait que ça la rendrait démocratique». Et l’ancien ministre français des Affaires étrangères d’ajouter: «Il faut qu’on atterrisse.»
Candeur, intérêts économiques et surtout complaisance, cette tare des démocraties!
Lavrov, l'éminence grise.
Ayant réveillé le monstre, il faut le combattre!
Le 11 février dernier, Jonathan Littell (5) appelait à infliger une défaite militaire à la Russie, car pour lui «la troisième guerre mondiale est déjà là, et il faut la gagner». De même, Hubert Védrine, qui est loin d’être un va-t-en-guerre, a pu résumer la situation en ces termes: l’attitude belliqueuse de la Russie prend source dans une mauvaise gestion des années post-URSS par les Occidentaux, mais «doit maintenant être combattue». Il ajoutait: «À partir du troisième mandat de Poutine, il y a une évolution vraiment nationaliste et un danger évident. Dans les dernières années on n’a pas été assez dissuasifs et assez fermes». Et pour clore son intervention, l’ex-ministre a été jusqu’à dire: «Ce n’est pas parce qu’on a contribué à réveiller le monstre qu’il ne faut pas le combattre, on n’a pas le choix.» (6)
Pour l’Europe d’aujourd’hui, il y a les Ukrainiens qui se battent et bientôt viendra semble-t-il le tour des Polonais et des Moldaves, ce qui entraînerait probablement les Biélorusses dans la tourmente. Un conflit, aux confins du monde démocratique et si distant des capitales européennes sécurisées, entre nations slaves qui vont «se bouffer le nez»! Kiev et Varsovie se chargeraient de la sale besogne, celle qui nécessite sacrifice et héroïsme. L’Ukraine et la Pologne, pays prédestinés du limes, vont devoir s’installer dans une guerre d’usure pour le compte des pays membres de l’Union européenne qui grelottent de froid, ou pour celui des pays de l’Otan qui hésitent à amplement soutenir les agressés, ces guerriers du Dniepr (et bientôt de la Vistule) qui doivent faire barrage au rouleau compresseur russe.
Le cœur de l’Occident battrait-il seulement aux extrémités de l’Europe? Oui, dirais-je, et par la force des choses, car c’est dans les zones frontalières que se construisent et s’affirment les identités mises à l’épreuve. Et c’est dans la proximité et l’imminence du danger que vibre le sentiment d’appartenance à une même culture, à une même sociabilité.
Paradoxalement, c’est Soljenitsyne, le Russe autrefois proscrit par la République des Soviets, qui nous avait donné comme une explication. Des années avant la chute du mur de Berlin, il avait déclaré: «Le déclin du courage est peut-être le trait le plus saillant de l’Ouest aujourd’hui pour un observateur extérieur […] Ce déclin est particulièrement sensible dans la couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d’où l’impression que cette valeur a déserté la société tout entière. Bien sûr, il y a encore beaucoup de résolution à titre individuel mais ce ne sont pas ces gens-là qui donnent sa direction à la vie de la société.» (7)
L’efficacité et la rationalité sont probablement aux commandes dans le monde libéral, celui d’Elon Musk, de Bill Gates et des start-ups, mais certainement pas la vaillance. L’Occident, qui est multiple, a commis de mortelles erreurs comme la complaisance à l’égard des autocrates. Mais ce qui est plus grave, c’est qu’il n’a pas voulu s’investir pleinement dans le conflit que son positionnement a suscité et que ses hésitations ont déclenché: il s’est défaussé du problème sur Volodymyr Zelenski à qui revient la tâche de tirer le diable par la queue. Et pour tout dire, ce n’est pas faire preuve d’hardiesse que de laisser son allié prendre tous les risques à sa place, comme ce n’est pas faire preuve de fortitude que de se battre jusqu’au dernier Ukrainien ou jusqu'au dernier Polonais.
Le tzar d'une époque révolue.
PS: Aux dernières nouvelles, et pour célébrer le premier anniversaire de l’agression russe, l’Otan, l’UE et le G7 appellent depuis Munich à «redoubler d’efforts» pour aider Kiev à gagner la guerre «et à subsister en tant que nation souveraine» (8). Un communiqué on ne peut plus auto-incriminant!
Youssef Mouawad
[email protected]
1- En particulier «Viva la Quince Brigada», qui rappelle la grande offensive sur l’Èbre en 1938. Je vous convie à l’écouter.
2- Didier Lazard, L’Occident, quel Occident, Neuchâtel, 1960, p. 79.
3- Voilà un an que cette guerre dure, et c’est seulement maintenant que la vice-présidente des EU Kamala Harris se met à dénoncer des crimes contre l’humanité commis par les troupes russes.
4- Le 4 mai 1939, paraissait dans la presse française, un article virulent intitulé : « Mourir pour Dantzig ? ». Son auteur Marcel Déat, un député socialiste et pacifiste, plaidait pour un soutien limité de la Pologne face à l'Allemagne menaçante. La suite des événements n’allait pas lui donner raison.
5- Prix Goncourt 2006, pour Les Bienveillantes.
6- Louis Mollier-Sabet, Hubert Védrine, invité à une matinale, Public Sénat, 10 mai 2022.
7- C’est en ces termes qu’Alexandre Soljenitsyne s’adressait, le 8 juin 1978, aux étudiants de l’Université de Harvard.
8- Conférence de Munich sur la Sécurité: «L’impunité n’est pas une option». Actualités -Nouvelles d’Allemagne, Missions allemandes en France, 18 février 2023.
Il y a ce pacifisme des populations repues, ce confort qui émascule les nations les plus vigoureuses. Je pense à l’Espagne, terre nourricière des Cadets de l’Alcazar, des chants républicains (1) et de «viva la muerte». Seulement voilà, les conquistadors ne veulent plus ferrailler, ils ne songent qu’à améliorer les prestations de leur Sécurité sociale. L’Europe a fini par domestiquer la Mancha de Don Quichotte, de même que le métro et les vacances payées ont affadi le pays des trois mousquetaires, des deux Frondes et de la Chouannerie. En témoigne Didier Lazard qui, au milieu du siècle dernier, se demandait: «L’Occident, quel Occident?» Et il aboutissait à cette amère constatation: «Offrir aux peuples une civilisation du moindre effort n’est guère un moyen de les inciter à l’effort.» (2)
Plus personne ne souhaite mettre en péril sa vie ou ses actifs financiers; d’ailleurs, qui voudrait encore mourir pour la patrie, cette notion désuète aux yeux des intellectuels ou des ONG qui prônent universalité, fraternité et multiculturalisme? À telle enseigne que même un président de la République, socialiste qu’il était, comme François Mitterrand, n’a pas manqué de s’exclamer en octobre 1983, au comble de l’exaspération: «Le pacifisme est à l’Ouest et les euromissiles sont à l’Est.»
Cette fois, c’est toute l’Europe qui souffre de ce syndrome qu’est l’angélisme mal assimilé. C’en est quand même stupéfiant! La guerre se livre à leur porte, et il y en a qui recommandent de ne pas provoquer Poutine le belliqueux: il le prendrait mal. Ainsi donc, il est préférable de détourner le regard quand la milice Wagner est en train d’éradiquer la démocratie des bords du Dniepr et des environs de Bakhmut (3). On donne à cette dernière carte blanche alors qu’elle a chassé la France du Mali et qu’elle poursuivra sa marche triomphante dans d’autres pays d’Afrique.
Chars russes et plaines d'Ukraine.
Mourir pour Dantzig (4) ou pour Kiev?
Personne n’aimerait être taxé de «munichois» en Europe, depuis que la politique de l’apaisement, qui l’a emporté à Munich en 1938, a pavé le chemin de l’enfer. Au lieu de faire preuve de fermeté face au führer, Neville Chamberlain et Édouard Daladier abandonnèrent la Tchécoslovaquie à son sort, c’est-à-dire entre les griffes des nazis. Ce faisant, ils ouvrirent la voie au pacte de non-agression Molotov-Ribbentrop et à l’aventurisme d’Hitler. Angela Merkel ne semble pas avoir retenu la leçon. Chancelière d’Allemagne, celle des lansquenets et de la blitzkrieg, elle a maladroitement enfermé son pays dans le piège énergétique que lui tendait le despote Poutine, et tant pis pour l’annexion de la Crimée, l’intervention dans le Donbass et l’empoisonnement des opposants au polonium. «Un pari a été fait, à savoir qu’en achetant beaucoup d’énergie russe, nous pourrions contrôler la Russie et que la Russie a tellement à perdre en contrariant l’Allemagne qu’elle ne le fera pas. C’était le pari et il était faux», conclut un spécialiste de la politique énergétique affilié au think tank Bruegel. De son côté, Hubert Védrine n’a pas manqué de dénoncer la désinvolture de l’Occident qui, d’après lui, a fait la même erreur en admettant la Chine au sein de l’Organisation mondiale du commerce «alors qu’elle ne respectait aucune règle, car on pensait que ça la rendrait démocratique». Et l’ancien ministre français des Affaires étrangères d’ajouter: «Il faut qu’on atterrisse.»
Candeur, intérêts économiques et surtout complaisance, cette tare des démocraties!
Lavrov, l'éminence grise.
Ayant réveillé le monstre, il faut le combattre!
Le 11 février dernier, Jonathan Littell (5) appelait à infliger une défaite militaire à la Russie, car pour lui «la troisième guerre mondiale est déjà là, et il faut la gagner». De même, Hubert Védrine, qui est loin d’être un va-t-en-guerre, a pu résumer la situation en ces termes: l’attitude belliqueuse de la Russie prend source dans une mauvaise gestion des années post-URSS par les Occidentaux, mais «doit maintenant être combattue». Il ajoutait: «À partir du troisième mandat de Poutine, il y a une évolution vraiment nationaliste et un danger évident. Dans les dernières années on n’a pas été assez dissuasifs et assez fermes». Et pour clore son intervention, l’ex-ministre a été jusqu’à dire: «Ce n’est pas parce qu’on a contribué à réveiller le monstre qu’il ne faut pas le combattre, on n’a pas le choix.» (6)
Pour l’Europe d’aujourd’hui, il y a les Ukrainiens qui se battent et bientôt viendra semble-t-il le tour des Polonais et des Moldaves, ce qui entraînerait probablement les Biélorusses dans la tourmente. Un conflit, aux confins du monde démocratique et si distant des capitales européennes sécurisées, entre nations slaves qui vont «se bouffer le nez»! Kiev et Varsovie se chargeraient de la sale besogne, celle qui nécessite sacrifice et héroïsme. L’Ukraine et la Pologne, pays prédestinés du limes, vont devoir s’installer dans une guerre d’usure pour le compte des pays membres de l’Union européenne qui grelottent de froid, ou pour celui des pays de l’Otan qui hésitent à amplement soutenir les agressés, ces guerriers du Dniepr (et bientôt de la Vistule) qui doivent faire barrage au rouleau compresseur russe.
Le cœur de l’Occident battrait-il seulement aux extrémités de l’Europe? Oui, dirais-je, et par la force des choses, car c’est dans les zones frontalières que se construisent et s’affirment les identités mises à l’épreuve. Et c’est dans la proximité et l’imminence du danger que vibre le sentiment d’appartenance à une même culture, à une même sociabilité.
Paradoxalement, c’est Soljenitsyne, le Russe autrefois proscrit par la République des Soviets, qui nous avait donné comme une explication. Des années avant la chute du mur de Berlin, il avait déclaré: «Le déclin du courage est peut-être le trait le plus saillant de l’Ouest aujourd’hui pour un observateur extérieur […] Ce déclin est particulièrement sensible dans la couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d’où l’impression que cette valeur a déserté la société tout entière. Bien sûr, il y a encore beaucoup de résolution à titre individuel mais ce ne sont pas ces gens-là qui donnent sa direction à la vie de la société.» (7)
L’efficacité et la rationalité sont probablement aux commandes dans le monde libéral, celui d’Elon Musk, de Bill Gates et des start-ups, mais certainement pas la vaillance. L’Occident, qui est multiple, a commis de mortelles erreurs comme la complaisance à l’égard des autocrates. Mais ce qui est plus grave, c’est qu’il n’a pas voulu s’investir pleinement dans le conflit que son positionnement a suscité et que ses hésitations ont déclenché: il s’est défaussé du problème sur Volodymyr Zelenski à qui revient la tâche de tirer le diable par la queue. Et pour tout dire, ce n’est pas faire preuve d’hardiesse que de laisser son allié prendre tous les risques à sa place, comme ce n’est pas faire preuve de fortitude que de se battre jusqu’au dernier Ukrainien ou jusqu'au dernier Polonais.
Le tzar d'une époque révolue.
PS: Aux dernières nouvelles, et pour célébrer le premier anniversaire de l’agression russe, l’Otan, l’UE et le G7 appellent depuis Munich à «redoubler d’efforts» pour aider Kiev à gagner la guerre «et à subsister en tant que nation souveraine» (8). Un communiqué on ne peut plus auto-incriminant!
Youssef Mouawad
[email protected]
1- En particulier «Viva la Quince Brigada», qui rappelle la grande offensive sur l’Èbre en 1938. Je vous convie à l’écouter.
2- Didier Lazard, L’Occident, quel Occident, Neuchâtel, 1960, p. 79.
3- Voilà un an que cette guerre dure, et c’est seulement maintenant que la vice-présidente des EU Kamala Harris se met à dénoncer des crimes contre l’humanité commis par les troupes russes.
4- Le 4 mai 1939, paraissait dans la presse française, un article virulent intitulé : « Mourir pour Dantzig ? ». Son auteur Marcel Déat, un député socialiste et pacifiste, plaidait pour un soutien limité de la Pologne face à l'Allemagne menaçante. La suite des événements n’allait pas lui donner raison.
5- Prix Goncourt 2006, pour Les Bienveillantes.
6- Louis Mollier-Sabet, Hubert Védrine, invité à une matinale, Public Sénat, 10 mai 2022.
7- C’est en ces termes qu’Alexandre Soljenitsyne s’adressait, le 8 juin 1978, aux étudiants de l’Université de Harvard.
8- Conférence de Munich sur la Sécurité: «L’impunité n’est pas une option». Actualités -Nouvelles d’Allemagne, Missions allemandes en France, 18 février 2023.
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