Si Jésus m’était conté, une lecture structurale de l’Évangile
L’évangéliste Matthieu a-t-il utilisé ou retrouvé spontanément des formes en usage dans les contes populaires pour nous raconter la vie de Jésus? Dans un essai original, le père Patrice Jullien de Pommerol s.j. tente de le démontrer.

Au fond de chaque être humain sommeille un enfant qui aime qu’avant de s’endormir, on lui raconte une histoire. Hollywood vit de ce désir inassouvi. Le père Patrice Jullien de Pommerol s.j., un Jésuite français qui vit actuellement au Liban, après avoir passé quarante ans au service de l’Église du Tchad puis de Turquie, publie chez Dar el Machreq un livre original intitulé Dieu se donne à l’humanité – du conte à la réalité*, dans lequel il propose une grille de lecture de l’Évangile selon saint Matthieu empruntée à la morphologie du conte telle qu’établie par le célèbre anthropologue et folkloriste russe Vladimir Propp (1895-1970), un chef d’école dans ce domaine.

Dédié au père Louis Boisset, ancien doyen de la faculté des sciences religieuses de l’Université Saint-Joseph, l’ouvrage s’ouvre sur la présentation et l’analyse de trois contes, dont le Cendrillon des frères Grimm, repris par Charles Perrault. Leur matrice est ensuite appliquée à l’Évangile selon saint Matthieu.

Le père Patrice Jullien de Pommerol.

Dans tous les contes, il y a généralement un roi, un héros, une princesse, des vilains et des vilaines, un traître et une «épreuve qualifiante». Il y a un ordre ancien et un ordre nouveau. Il y a l’innocence qui triomphe de la méchanceté. Il y a parfois du sang qui coule, des insectes qui parlent, des miroirs magiques et des métamorphoses. Bref, il y a une structure, un enchaînement comme prédéterminé qui conduit à la punition du méchant et à un épilogue heureux, un mariage ou une montée sur un trône. Au-delà de l’absurdité ou de l’invraisemblance de certains de leurs développements, les contes ont un sens, une structure, une morphologie.

Des veines des contes

Le père Patrice Jullien de Pommerol a retrouvé dans l’Évangile de saint Matthieu, qui raconte la vie de Jésus, certaines des veines de ces contes. Que l’on songe, à «l’épreuve qualifiante» du jeûne, aux tentations du Christ au désert, au baptême ou à d’autres étapes cruciales de sa vie. Est-ce un hasard? Ce n’est pas sûr, puisque Jésus lui-même a utilisé de petits contes, des paraboles, pour transmettre des choses qu’il aurait fallu un traité métaphysique pour communiquer. L’un des meilleurs exemples en est la parabole du riche et du pauvre Lazare, avec l’infranchissable fossé qui sépare l’enfer du ciel, l’incroyable dialogue qui s’engage entre le riche et Abraham ou l’anticipation de la Résurrection. Et curieusement, il l’a fait sciemment pour, à la fois, cacher (aux savants) et révéler (aux simples). D’ailleurs, Jésus a confié lui-même à ses disciples avoir délibérément dissimulé le sens profond de certaines vérités dans des paraboles, des hiéroglyphes, qu’il fallait une clé pour déchiffrer. Une clé qui n’est autre que la familiarité avec Dieu, le désir du ciel, la soif d’aller au-delà des apparences pour découvrir «des choses cachées depuis la fondation du monde», des choses parfois d’une simplicité enfantine, mais trop enfantine pour ceux qui se tiennent pour de grands philosophes.


Fort de l’évolution de l’exégèse et des réalisations de la méthode historico-critique, qui a décortiqué les évangiles phrase par phrase et «désenchanté» l’époque de Jésus, sans réussir à le priver de son historicité; fort des découvertes de René Girard et de sa grille d’analyse basée sur la théorie du «désir mimétique», le père Patrice Jullien de Pommerol s’est livré à une analyse structuraliste de l’Évangile de saint Matthieu, et a réussi à y repérer la trentaine de fonctions que Propp a pu analyser dans ses études des contes russes.

 

Un livre de transmission

La ressemblance s’arrête là. Patrice Jullien de Pommerol est un prêtre jésuite, autant dire un esprit libre, un véritable ignatien, qui ne craint pas de jouer à cache-cache avec la foi, mais qui finit toujours pas se laisser attraper. Pour lui, Jésus, dit le Christ, est un héros en chair et en os, et le salut qu’il apporte au monde est le bon. «Certes, assure-t-il, l’Évangile n’est pas un conte merveilleux, même s’il en épouse la structure formelle. Ses principaux personnages sont ancrés dans notre histoire. (…) Le message de la vie de Jésus se coule alors, avec une nouveauté surprenante, dans le vieil archétype narratif du conte, modelant l’espérance humaine. Dieu, en Jésus, n’a d’autre projet que de se donner à l’humanité (…).»

Cela dit, si l’exercice académique est valide, brillant même, est-il utile à tous? Aux sciences religieuses, certainement. Mais à vouloir à tout prix que tout colle, l’analyse du père de Pommerol ralentit un peu la lecture d’un texte par ailleurs touchant où il sait faire ressortir la personne de Jésus, dont on le sent ami.

Dieu se donne à l’humanité est un livre de transmission, l’œuvre d’une vie. Aussi, délaissant les notes en marge du livre, le lecteur non spécialiste pourra-t-il tomber s’abandonner au charme du récit, sans s’arrêter à chaque démonstration. Au-delà de ses mérites académiques incontestables, le livre prend en effet une nouvelle force si, une fois la curiosité scientifique dépassée, l’on s’affranchit de ces arrêts continuels et décide de voir tout ce qui dans Jésus est unique: sa liberté et son affranchissement de la loi, son insistance sur l’amour fraternel, y compris des ennemis, sa capacité d’unir…Tout ce qui, dans le récit de sa vie rend possible l’avenir, la liberté, la personne, bref tout ce qui est universel dans ce particulier. À découvrir.

*Dieu se donne à l’humanité, Patrice Jullien de Pommerol, Dar el-Machreq, 8,5 $ . Distribution: Librairie Stephan.
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