Pourquoi ?
Depuis le début de la sévère crise libanaise, il y a plus de deux ans, rien n’a pratiquement été fait: aucune réforme à proprement parler, aucun contrôle des capitaux, aucune mesure d’aide, absolument rien !

La situation ne cesse d’empirer, comme en témoigne le taux de change en chute libre, tandis que la Banque centrale prend des mesures ad hoc, sans consultations préalables, ni préparation ou plan annoncé.

Les petits déposants sont saignés à blanc par une décote universelle frôlant les 70 à 80%, les prix flambent et le coût de la plupart des services a augmenté de 300 à 400%. Le carburant est désormais dix fois plus cher qu’il y a un an, tandis que les prix de la téléphonie mobile et de l’Internet vont lui emboîter le pas.

Mais pourquoi donc? Pourquoi cette "dépression délibérée" se poursuit-elle alors que le gouvernement, les zaïms et leurs partis politiques restent impassibles, en se rejetant la faute les uns sur les autres. La vraie question devrait être : et pourquoi pas ? En effet, toute réforme économique, politique ou financière portera directement préjudice à l’élite politique libanaise. On pourrait même aller jusqu’à dire que l’élite politique libanaise ne reste pas sans réagir. Au contraire, il se pourrait qu’elle soit en train de contribuer activement à la chute. L’utilisation par la Banque mondiale du terme “délibéré” n’est pas fortuite.

Réformes politiques et économiques

Sur le plan économique, les élites actuelles perdront une large part de leur influence et de leurs assises si des réformes venaient à être mises en œuvre. Tout d’abord, les élites libanaises ont de nombreux points en commun avec les régimes autoritaires. Le début de la mise en place de réformes marquera le début de leur fin. Leurs faiblesses, leurs faillibilité et leurs "péchés” seront aussitôt révélés. Ce constat vaut surtout pour les partis les plus autoritaires et populistes du Liban, à commencer par le Hezbollah et le CPL. Par conséquent, ces derniers préfèrent voir le pays brûler plutôt que d’admettre leurs erreurs et d’assumer leur perte de popularité subséquente.

Ensuite, le pouvoir des partis politiques traditionnels repose sur un système clientéliste complexe, faisant usage du népotisme et des nominations dans un secteur public hypertrophié et inefficace (notamment dans les secteurs de l’électricité et des communications), afin de pérenniser et d’accroître leur popularité et leur assise politique. Ainsi, toute réforme qui touchera ces institutions sonnera le glas de l’ancien système et des innombrables avantages qu’il procurait à cette classe politique. Par conséquent, aucun politicien n’est disposé à mettre en œuvre ces réformes indispensables, et surtout pas à ce stade. La date des élections a été fixée au 15 mai 2022, et aucun politicien ne soutiendra des réformes cinq mois avant un concours de popularité ! D’autant que la plupart de ces réformes sont jugées très impopulaires.

En outre, ces réformes sont un prérequis de la communauté internationale et du FMI afin de débloquer et débourser toute aide et assistance dignes de ce nom. Les réformes vont de la nomination d’une autorité de régulation du secteur de l’électricité jusqu’à l’augmentation des tarifs, en passant par la réduction du nombre des fonctionnaires du secteur public, l’augmentation de la TVA, le contrôle des capitaux, l’unification des taux de change, la réforme du secteur public et de la balance des paiements. La nomination d’un nouveau Premier ministre et la formation d’un nouveau gouvernement a d’ailleurs duré 12 mois, pour se retrouver par la suite paralysé quelques semaines après sa formation. In fine, ces élites politiques ne signeront ou ne prendront fait et cause pour aucune initiative de réforme sérieuse à moins d’y être contraints et forcés.

Réformes financières


De la même manière, plusieurs réformes financières sont à entreprendre de toute urgence, à l’instar de la loi sur le contrôle des capitaux, l’identification des pertes dans le système bancaire et financier, et le rééquilibrage du marché des changes qui a été faussé par une multiplication délibérée des taux. Là encore, les autorités ne sont pas enclines à mettre en place des réformes. Chaque instant qui passe est une aubaine pour le système financier et bancaire. Chaque dollar, ou devrais-je dire chaque “lollar” retiré avec une forte décote de 70 ou 80%, en se pliant au taux arbitraire de 8 000 livres libanaises fixé par la Banque centrale, réduit le trou béant des pertes enregistrées par le secteur bancaire. Parallèlement, les banques ont réduit leurs frais généraux, fermé des succursales, et licencié des milliers d’employés. Il n’est pas farfelu d’imaginer que si la situation actuelle se prolonge encore pendant deux ou trois ans, la plupart des banques seront en mesure de réduire considérablement leurs pertes, et leurs actionnaires n’auront pas à perdre une partie de leur capital ou à injecter des fonds supplémentaires. Ainsi, ni les élites politiques ni les élites financières ne sont réellement pressées de mettre en place de réformes à moins d’y être contraintes.

La pression internationale

De nombreux Libanais ont placé espoirs et attentes sur la capacité de la communauté internationale, et notamment de la France, à exercer des pressions sur les politiciens pour qu’ils mettent en place un programme de réformes. Malheureusement même ce dernier recours semble inefficace et incapable d’ébranler l’attachement féroce des élites libanaises à leurs intérêts politiques, économiques et financiers.

En effet, après l’explosion du 4 août 2020, la pression était à son comble. Les yeux du monde entier étaient rivés sur ce petit pays qu’est le Liban, et le président Macron, soutenu par la communauté internationale, a usé de tout le poids politique de la France pour pousser les politiciens libanais à des concessions et à la formation d’un gouvernement de technocrates et d’experts, avec la mise œuvre de réformes pour seule mission. Le président Macron s’est rendu à deux reprises à Beyrouth, menaçant les politiciens de sanctions - et pire encore. Rien ne s’est pour autant passé !

Aucun gouvernement n’a été formé, et les élites politiques du pays ont continué à saboter toute tentative de réforme et à se renvoyer mutuellement la responsabilité de la détérioration de la situation. Ainsi, la pression internationale ne servira une fois de plus à rien. Le pays poursuivra sa lente descente aux enfers, tandis que la classe politique se prépare à ramasser les morceaux une fois la poussière retombée. Entretemps, si des élections ont lieu, les zaïms mettront tous les moyens à contribution pour reconstruire leur légitimité et obtenir la majorité des votes au sein de leur communauté. D’ici là, la situation régionale sera plus claire et un nouvel accord pourrait être conclu pour préserver leurs intérêts et mettre en œuvre des réformes de façade en contrepartie de l’aide internationale.

Une lueur d'espoir !

Cependant, les deux dernières années ont dévoilé une faille majeure dans l'armure inébranlable des élites politiques libanaises : les mouvements populaires ciblés, notamment ceux qui ont paralysé le pays, bloquant les rues et empêchant les politiciens et le gouvernement de préserver cette attitude de "business as usual", comme si de rien n'était !

Rien n'a mis les élites politiques à genoux, les poussant à sortir violemment de leurs gonds, comme lorsque la "Thawra" ou le soulèvement populaire du 17 octobre 2019 a bloqué les routes, manifesté et pris d’assaut les services publics et les domiciles des politiciens. Même le harcèlement de ces derniers dans les restaurants s’est avéré payant. Ces actions ont en effet montré au peuple libanais, à la communauté internationale et même aux politiciens eux-mêmes à quel point ils sont faibles et inefficaces. Elles ont également montré que l'ancien système ne peut pas perdurer et doit changer ! Ces mouvements ont poussé au changement et aux réformes, et c’était la clé ! Ils ont également montré l’existence d’une alternative.

In fine, la question ne devrait pas être de savoir pourquoi rien n'a été fait et pourquoi la situation continue d'empirer. La question devrait être de savoir quand les gens reprendront les rues. Pour reprendre les propos intemporels du grand Samir Kassir: "Retournez dans la rue, retournez à la clarté!".
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