L'autodocumentaire romanesque de Michèle Cohen
«Un autodocumentaire qui n’a rien à envier au romanesque.» D’emblée, le communiqué de presse qui accompagne le premier roman de Michèle Cohen, La Rédactrice, éveille la curiosité du lecteur qui avance prudemment vers cet objet littéraire pas complètement identifié. Dès les premières pages, en effet, l’on comprend que son autrice n’a pas choisi la voie «de la facilité» qui consiste, pour un premier opus, à produire une narration bien huilée, articulée autour d’un plan parfaitement lisible. Point de cela ici et, si de prime abord, la forme de courts textes enchaînés sans rapport évident entre eux surprend, l’on se laisse très rapidement emporter par la maestria des récits et par la profondeur du propos commun à tous: l’acte d’écrire.

Michèle Cohen a beaucoup écrit tout au long de sa vie: on citera en vrac une composition érotique, une lettre d’amour pour sa cousine, une autre de réclamation face aux insuffisants horaires d’ouverture d’une piscine, des publicités, des textes pour des revues, des dissertations scolaires, le texte d’une plaque commémorative, etc. Rien ou presque ne la prédestinait pourtant à cette vie rythmée par l’écrit, d’un milieu de naissance extrêmement modeste et endeuillé par l’absence précoce d’un père, à l’exil subi au départ d’une Algérie déchirée vers une France mystérieuse, jusqu’à une vie professionnelle passée entre la radio et la publicité. Michèle Cohen a beaucoup lu aussi, de Flaubert à Lydia Davis, de Spinoza à Jean Tardieu et, au-delà du plaisir ressenti à la lecture de chacun d’eux, elle semble avoir en permanence questionné l’acte individuel d’écrire pour en arriver à la conclusion hypothétique que l’écrivain est celui qui, au fond, ne sait pas écrire.

Aussi, quand à l’automne d’une vie passée à rédiger pour les autres, notre autrice se lance enfin dans l’écriture de son premier roman, elle se heurte à la crainte, la sensation, la conviction de ne pas savoir faire. Elle consacre de magnifiques pages à ce combat contre elle-même, ses peurs, ses inhibitions en tentant, par exemple, de définir la parfaite position physique pour entrer en écriture:

«La question principale est celle de la position du corps, du dos, des jambes, des ischions, des mains, des poignets, de la nuque, des pieds posés à plat sur le sol ou croisés, de la chaise, de la hauteur de la table (comme dans l’amour la hauteur du lit peut avoir son importance et faire l’objet de débats) de la situation dans la pièce, du bruit, des odeurs.»

Elle explique comment elle se piège elle-même en venant, l’air de rien, à sa table de travail tout en se remémorant les souvenirs d’une vie professionnelle et personnelle bien remplie.


Jeune maison née en 2019 et aux choix éditoriaux toujours audacieux, les éditions du Panseur nous font découvrir une néoromancière de 72 ans dont on se prend à regretter qu’elle n’ait pas pris plus tôt la plume pour elle-même. En mêlant réflexions, anecdotes et cheminement individuel dans et vers l’écriture avec ses souvenirs intimes ou ses expériences de lectrice, Michèle Cohen nous livre un autodocumentaire romanesque abouti et pleinement réussi.

Alain Llense

La Rédactrice de Michèle Cohen, les éditions du Panseur, 2023, 280 p.

Cet article a été originalement publié sur le site de Mare Nostrum.
Commentaires
  • Aucun commentaire