Le poumon



Bouffée d’air salvatrice. Bouffée d’air destructrice.

Allez, je finis celle-ci et j’arrête. Pour la demi-heure. Oui, en ce moment je carbure à deux cigarettes par heure, soit quarante-huit par jour. Ce sont mes seules compagnes tolérées ces trois derniers jours.

J’ai du mal à l’évoquer au présent... Beyrouth était un puits de culture, chanteurs, musiciens, cinéastes, artistes, peintres, romanciers, poètes… Beyrouth, capitale culturelle dans le monde arabe, Beyrouth, capitale libanaise, Liban, pays modèle du Moyen-Orient.

Mais depuis mardi tout a changé, la ville est défigurée. Je ne vais pas répéter encore ce que disent les médias, le monde entier est au chevet de Beyrouth… 18h07, double explosion du port, centaines de blessés, milliers de Libanais à la rue.

Parce que les rênes du pays sont aux mains de la malveillance et de la diablerie faites hommes? La diablerie, le diable se cache-t-il vraiment toujours dans les détails? 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium bien au chaud dans les silos du port de la ville, ce n’est pas du détail.

Les ruminations m’arrachent un crachat vulgaire. Et une quinte de toux… Bon sang! À force de taper sur mes côtes j’ai des bleus sur la peau.

Je ne vous ai pas dit? Je suis malade. Asthme depuis toujours, sévère depuis l’adolescence. Depuis que j’ai commencé à fumer avec les copains au lycée. Sombre erreur de jeunesse que j’ai arrêtée à la vingtaine, quand j’ai embrassé ma passion musicale. Je suis un chanteur. Ma voix est particulière, sa tessiture est qualifiée de rare, car c’est celle du contreténor. J’ai de la puissance vocale, tout en ayant une voix aigüe. Oh, il n’est pas rare qu’au téléphone, on me confonde avec une femme. Quand je chante, je libère toute la sensibilité qui est en moi. Je chante mes émotions et mes convictions les plus intimes.

J’écris moi-même les textes de mes chansons, en arabe ou en français, et je me produis… je me produisais… chaque vendredi soir sur la terrasse d’un petit bar face au port, il s’appelait le Carpe Diem. Ironie du sort.


Et voilà que mes doigts sortent une nouvelle cigarette du paquet. Réflexe. Mon taux d’anxiété est tellement élevé que mon cerveau ne réfléchit pas, mon corps subit. Comme Beyrouth, tout se bousille. À ce rythme, je vais passer à une clope tous les quarts d’heure… Je ne peux tout simplement pas me le permettre. Allez, je ne finis pas celle-ci, j’arrête.

J’avais de la chance, car je vivais une passion et sur scène j’en jouissais pleinement. Je participais à la vie culturelle de ma ville.

Bon sang… Beyrouth, le poumon culturel du pays, transpercé. Et moi qui détruis consciemment les miens de poumons!

J’ai besoin d’air, j’ai besoin de respirer. La fenêtre. Je dois garder les idées claires. Je dois continuer à avancer. Beyrouth devra survivre… Elle agonise, mais n’est pas morte.

Je vais téléphoner à ma sœur qui vit à Montréal, je vais commencer par-là.

Illustration: Camille Elamine
Vidéo: @antidote.factory ; journal télévisé de TF1
Article m’ayant inspirée:
https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1725199/explosion-liban-douleur-artistes-montrealais

 
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