Où sont nos trains?
En ces temps où le pays nous échappe chaque jour un peu plus, comme une urgence de retourner vers nos fondamentaux, de retrouver nos nécessaires, de nous reconnecter avec nos monuments, vestiges, richesses, fiertés nationales, en deux mots, récupérer notre territoire.

Au début, il n’y avait rien. Rien pour relier les villes entre elles, et encore moins les villages. Nous sommes au milieu du XIXe siècle et se déplacer sur les pistes sinueuses à dos de mulet était une aventure en soi, ou une mésaventure si l’on venait à croiser les bandits des grands chemins. C’est là qu’un officier de la marine française, le comte Edmond de Perthuis, obtient des Ottomans une concession pour construire une route carrossable reliant Beyrouth à Damas. La Société impériale ottomane de la route de Damas est créée le 20 juillet 1857 et la route est inaugurée le 1er janvier 1863, avec un service quotidien assuré par des diligences. C’est une première pour la région et un énorme changement pour les populations. Tout devient soudain plus facile et habitations et commerces fleurissent sur les côtés de cette route longue de 112 kilomètres et large de 6 mètres. Les diligences jaunes relient la place des Canons à Beyrouth à la place Margé à Damas, contribuant grandement à l’échange entre les deux pays et même au-delà, ouvrant la porte à tous les possibles.

Près de 30 ans plus tard, il devient évident que diligences et fiacres ne sont plus suffisants pour contenir les déplacements de voyageurs de plus en plus fréquents, ainsi que les échanges de marchandises de plus en plus nécessaires. Et pourquoi pas une voie ferrée? La Société des chemins de fer ottomans économiques de Beyrouth-Damas-Hauran est ainsi constituée le 22 novembre 1891, à la suite de la concession faite à Hassan Beyhum pour la construction et l’exploitation de la voie ferrée. Et là, va commencer la formidable histoire du chemin de fer au Liban.



Tronçon par tronçon, les rails s’étendent. Gare après gare, le trajet s’organise. Pour traverser les montagnes, une ligne à crémaillère s'avère nécessaire pour une partie du trajet. Elle monte jusqu’à 1.400 mètres d’altitude. Le premier train part de la gare de Mar Mikhaël, le 3 août 1895, et relie Damas en neuf heures, en passant par le Dahr el-Baïdar. En mai 1900, la société change de nom et devient la Société ottomane du chemin de fer Damas-Homs et prolongements. Les rails continuent de s’étendre et, après une voie large reliant en 1902 Rayak à Homs et Hama, un prolongement permet d’arriver jusqu’à Alep en 1906. En 1903, c’est la gare maritime au port qui est inaugurée. En 1908, la ligne Tripoli-Homs est mise en place, avec tout le succès que l’on peut imaginer en ce début de siècle où les marchandises s’échangent et où les hommes sortent de chez eux pour explorer les régions voisines. Le port de Beyrouth est alors en pleine effervescence et les multiples gares sur tout le trajet sont en pleine ébullition.


Malgré la Première Guerre mondiale et la destruction de certaines voies, le général Gouraud réhabilite la liaison Tripoli-Homs en octobre 1921. En 1925, la Société devient française et s’appelle désormais Société des chemins de fer Damas-Hama et prolongements, ou DHP. Les trains intensifient leurs allers-retours et doublent leurs voyages dans les années 30, dans de nouvelles automotrices De Dietrich, alors que les touristes affluent et que l’estivage devient une certitude. Le Taurus Express, train de luxe, est lancé en février 1930 et dessert Rayak trois fois par semaine et Tripoli deux fois par semaine. La région aussi connaît un grand développement de ses chemins de fer et les trains se croisent entre l’Égypte, la Palestine, le Liban et la Syrie. Avec l’Orient-Express, on peut même atteindre l’Europe.

Les deux premières années de la Deuxième Guerre ralentissent toute cette expansion, surtout au niveau de la voie côtière. Mais les Britanniques, épaulés par des soldats australiens, mettent les mains dans le cambouis et aident à la réalisation de ce qu’on appelle gentiment la Noun-be-ta, la ligne Nakoura-Beyrouth-Tripoli, inaugurée le 20 décembre 1942. Sans oublier les prolongements grâce auxquels on peut choisir de continuer vers la Turquie, Haïfa ou vers port Saïd. C’est l’apogée des déplacements et rien n’arrête plus les trains de plus en plus modernes qui escaladent les montagnes, traversent les tunnels et enjambent les ponts. L’infrastructure est assurée par de la main d’œuvre étrangère, mais aussi libanaise qui a désormais un savoir-faire ambitieux.

Si, en 1948, les problèmes côté sud ne permettent plus aux trains d’arriver jusqu’à Haïfa pour cause de sabotage de la ligne, le Liban indépendant décide de racheter la voie Noun-be-ta aux Britanniques. En 1954, la séparation de l’exploitation des lignes ferroviaires entre la Syrie et le Liban est signée et, en 1959, l’État rachète la concession du Chemin de fer DHP et crée l’Office des chemins de fer. Le train peut de nouveau s’élancer joyeusement, libre et altier. L’Orient-Express reprend même ses voyages suspendus en 1939 et dessert Tripoli tous les samedis. En 1961, un Office autonome des Chemins de fer et des transports en commun est créé et réorganise le secteur en réhabilitant et modernisant les deux voies alors existantes, celle qui relie Beyrouth à Rayak et celle, plus large, qui va de Tyr à Tripoli en passant par Beyrouth. Il sera même lancé deux trains express, l’un en partance pour Alep et l’autre pour la Turquie. En 1972, le chemin de fer au Liban fête ses 75 ans.

Si, dans le reste du pays, les tunnels, ponts et voies ne sont plus en état de fonctionner, trop endommagés, vandalisés ou tout simplement démantelés, la voie côtière tente de reprendre vie après-guerre. Un «train de la paix» est même lancé entre Dora et Jbeil, en octobre 1991. Mais cette initiative se heurte aux intérêts individuels et fait long feu. Aujourd’hui, il reste un Office des chemins de fer inutile, un syndicat des cheminots désemparé, quelques gares désaffectées et abandonnées, comme la gare de Mar Mikhaël, celle de Tripoli, de Baabda ou de Rayak, des centaines d’archives inexploitées, des locomotives parfois neuves qui rouillent au soleil, des initiatives pour réhabiliter le chemin de fer tuées dans l’œuf dans les années 1990 et 2007, des spécialistes qui continuent de prôner la nécessité et la pertinence de relancer la ligne côtière, quelques rêveurs qui s’imaginent longeant la côte à bord d’un wagon animé, des passionnés qui continuent à célébrer la mémoire des rails, beaucoup de désillusions et une grande question: pourquoi sommes-nous le seul pays au monde qui avait un réseau ferroviaire solide et qui ne l’a plus?
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